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Etudes : Vieillir en exil, ruptures et transmissions

Aujourd’hui en France, nous sommes confrontés à un phénomène récent, très peu étudié, sinon de façon descriptive : le vieillissement des migrants en France.

En effet, depuis les grandes vagues d’immigration en France des années 1960, les personnes originaires du Maghreb et d’Afrique noire venues pour trouver du travail ont maintenant atteint l’âge de la retraite et du repos bien mérité. Beaucoup ont construit leur vie en France car leurs familles sont venues les rejoindre. Se pose dès lors la question du retour. Certains décident de repartir dans leur village natal mais d’autres choisissent de rester et vieillir dans le pays d’accueil car, après une installation devenue permanente et durable, il leur est difficile de retourner dans leur pays d’origine.

Ce dernier choix a des conséquences importantes sur la façon dont le migrant traverse cette dernière étape de la vie, surtout si ses enfants sont nés en France et y vivent. Les travaux ethnopsychiatriques ont montré que ces derniers sont partagés entre les valeurs françaises, culture dans laquelle ils ont grandi, et les valeurs culturelles de leurs parents que ceux-ci ont tenté parfois tant bien que mal de leur transmettre.

La question de la transmission peut se poser de façon plus aiguë lorsque l’approche de la mort se fait sentir et pour certains, c’est l’heure des désillusions. Ils sont envahis par le sentiment d’avoir été et d’être dans l’incapacité de transmettre les valeurs importantes à leurs yeux. Nous pouvons alors nous interroger sur la façon dont la personne âgée migrante va vivre la vieillesse alors que ses représentations ne correspondent pas à celles de la société d’accueil.

VIEILLIR EN SITUATION MIGRATOIRE

Pour comprendre ce qu’implique le vieillissement en situation migratoire, nous devons auparavant nous intéresser à la migration. Elle peut être définie comme l’action et l’effet du passage d’un pays à un autre pour s’y établir. C’est un « événement socio-logique qui s’inscrit dans un contexte historique et politique ». Certains migrent pour des raisons politiques, juridiques, économiques ou plus personnelles dans le but d’améliorer les conditions de vie, pour l’aventure… D’autres viennent travailler temporairement dans un pays mais ont le projet de retourner dans leur pays d’origine ou bien ils viennent s’établir dans le nouveau pays de façon permanente.

Par ailleurs, la migration est un « acte complexe qui ne peut être réduit aux catégories du hasard ou de la nécessité » car les récits de migrations font penser que les motifs de la migration sont ambivalents, à plusieurs niveaux :

  • Le migrant a à la fois le désir de partir et la peur de quitter les siens.

  • Cette décision de partir peut également être une modalité choisie pour résoudre des conflits familiaux.

  • L’arrivée dans un nouveau pays est aussi souvent l’aboutissement d’une trajectoire de ruptures ou d’acculturation à l’intérieur de son propre pays.

Le vécu de la migration est conditionné par ces facteurs mais également par des facteurs sociaux qui potentialisent tous ces paramètres : la capacité à apprendre la langue du pays d’accueil, la religion, le niveau et l’isolement social, les conditions de vie, paramètres qui posent le problème de l’identité par rapport au pays d’accueil puis au pays d’origine. En effet, dans un premier temps se pose le problème de l’adaptation, avec tous les problèmes de langue, de solitude, de travail, mais également de rejet du pays d’accueil. Puis progressivement des communautés s’organisent, les migrants trouvent leurs repères dans la société d’accueil,… M. Boucri : « Tout le monde me respecte ici, les Français, les Espagnols, les Portugais. Comme j’ai vécu beaucoup dans ce foyer, depuis 1973, tout le monde me respecte. »

Lorsqu’ils reviennent en vacances avec de nombreux cadeaux pour tous, ils évoquent rarement les difficultés qu’ils rencontrent… Au bout de quelques années, ils vont évoluer de façon différente de ceux qui sont restés au pays. S’installe alors le sentiment de n’être nulle part chez soi, toujours entre-deux.

C’est à partir d’une telle définition de la migration que des travaux cliniques récents ont commencé à penser la migration comme une rupture qui peut avoir un effet traumatique. Nathan définit le traumatisme migratoire comme le « traumatisme de la perte du cadre culturel interne à partir duquel était décodée la réalité externe ». À ce type de traumatisme, nous pouvons associer deux autres types, celui décrit par la psychanalyse et le traumatisme intellectuel décrit par Bateson.

Le traumatisme de la migration a été principalement mis en évidence dans le cas de névroses traumatiques. Il s’agit de patients ayant subi un accident de travail au moins une quinzaine d’années après leur arrivée. Malgré l’absence de lésions somatiques graves, ils continuent à souffrir de douleurs dans le corps, se plaignent d’impuissance sexuelle… D’après Nathan, le traumatisme intervient dans les moments de profonde modification de l’identité et de la filiation.

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RESTER OU REVENIR ?

Jusqu’à une époque relativement récente, le séjour des migrants en France était considéré comme provisoire. Puis femmes et enfants les ont rejoint et la vie s’est réorganisée en terre d’accueil. Après de nombreuses années passées à travailler en France, va se poser la question complexe et épineuse du retour au pays.

Certains décident de repartir.

M. Cissé : Rester ici, c’est bien, mais moi, ça n’est pas très utile, dans la mesure où j’ai ma famille au pays. Donc j’ai vraiment envie de retourner vivre au pays dans ma famille plutôt que de rester ici. »

D’autres décident de rester en France ou de faire des aller-retours.

M. Mahmoud : « Mon projet était depuis le début de passer l’été ici et l’hiver au Soudan, de faire des aller-retours.

La décision de repartir ou de rester est donc un problème complexe car plusieurs niveaux d’explication sont intriqués.

Des raisons matérielles

Au moment de la retraite, la France doit une retraite au migrant car il a souvent beaucoup travaillé. Il peut en bénéficier pleinement dans le pays d’accueil mais pas entièrement au cas où il repart. Par ailleurs, beaucoup d’immigrés restent vieillir en France pour des raisons de santé, à cause de la mauvaise image du système de soins de leur pays et parce que la vie est souvent difficile dans les zones rurales d’origine. Ils souhaitent donc bénéficier des commodités matérielles de la France.

– M. Mahmoud : « Dès que je suis venu ici, j’ai fait des grosses interventions chirurgicales, donc c’était mieux de rester en France. »

– M. Cissé : « Être vieux ici en France, ça veut dire que, sur le plan travail et sécurité, on travaille et on cotise. Arrivé en retraite, c’est la caisse qui paye donc c’est l’État qui paye, qui prend en charge. Alors que chez nous, quand on a eu des enfants, ce sont eux qui doivent prendre leur père en charge. Si on n’a pas eu d’enfants, mais si tu as des frères qui ont des enfants responsables, ces enfants doivent prendre l’oncle en charge. Mais si tu n’as pas tout ça, c’est vrai que tu vas beaucoup peiner. »

Des raisons familiales

La question se pose également en regard de la famille au pays mais aussi en France. Certains ont fait venir leur femme et leurs enfants ici. Ces derniers ont construit leurs repères dans le pays d’accueil et ne partagent pas forcément le désir de leurs parents de retourner dans le pays d’origine. Les parents peuvent alors être confrontés à un dilemme : rester en France avec leurs enfants mais être séparés de la famille et de la terre des ancêtres ou bien partir mais être séparés de leurs enfants. Ce choix peut alors être l’objet d’une longue négociation. D’autres ont préféré ne pas les faire venir en France. Mais le problème de repartir ou de rester se pose avec la même acuité.

Des raisons culturelles

Vieillir en terre d’exil est problématique également pour des raisons culturelles car, nous l’avons vu, les représentations de la vieillesse sont différentes dans chaque société. En effet, les différences entre les sociétés dites modernes et celles dites traditionnelles résident dans le fait qu’on accorde dans les dernières davantage d’importance au savoir et à la sagesse qu’au travail. En ce sens, les vieillards détiennent un pouvoir : soit économique, de par un droit de propriété ou un contrôle des moyens de production, soit qu’ils jouissent d’un pouvoir politique, religieux… C’est ce qui explique le maintien par les personnes âgées de leur importance au sein de la communauté.

Le migrant qui vieillit en France a une position différente, peu valorisante, alors qu’il atteint l’âge où il aurait dû être l’objet de respect et de considération dans les conditions de vie habituelles des sociétés traditionnelles.

« En acceptant de vieillir en France, les vieux retraités se sont souvent dépouillés de quelques privilèges que les virtualités anthropologiques traditionnelles confèrent encore à l’âge dans leurs sociétés d’origine : le respect de l’âge et la reconnaissance de son expérience dans la vie ».

Des raisons psychologiques

La décision de rentrer est problématique car le retour « mobilise pour l’individu ses vécus antérieurs de perte, remet en chantier ses problématiques de séparation qui restent en suspens » (L. Tarazi Sahab, 1997, p. 7).

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En effet, au cours de son séjour dans le pays d’accueil, pour pouvoir vivre, le migrant s’est en quelque sorte constitué une seconde peau. Repartir nécessite donc d’abandonner cette partie de lui-même.

Selon les termes de L.Tarazi Sahab, le retour n’est pas la simple « annulation du départ » mais implique en lui-même « une démarche intérieure spécifique et complexe » que certains ne pourront jamais effectuer.

Le choix du non-retour est alors peut-être plus profondément « le résultat de blessures narcissiques, d’une image de soi altérée par la maladie, la souffrance ou l’infirmité que l’immigré ne saurait offrir au regard de l’autre, de retour au pays ».

MOURIR EN EXIL

Rester en France, c’est accepter le risque d’y mourir, loin des siens et de la terre de ses ancêtres. D’après M. Cohen (1991, p. 22), la maladie, le vieillissement et plus encore la mort, représentent pour l’immigré âgé le risque de se séparer dramatiquement de sa terre et de sa famille, et d’accentuer son sentiment de solitude.

C’est la raison pour laquelle « les angoisses constatées dans cette catégorie de population sont plus complexes, car on a l’impression que ce qui importe le plus à ces êtres déracinés, ce ne sont pas tant la maladie, la vieillesse et le handicap que le risque de perdre la capacité de retrouver les leurs ».

R. Sebag-Lanoe (1991, p. 17) a d’ailleurs formulé l’hypothèse selon laquelle il y aurait chez le mourant d’origine étrangère « une douleur potentielle » spécifique liée à « l’impossible retour à la terre-mère natale ».

Par ailleurs, tout le déroulement de la vie de l’enfance à l’âge adulte est « émaillé de références fréquentes, d’inspiration religieuse, au phénomène de la mort ». C’est plus la façon de mourir et de demeurer fidèle à la communauté spirituelle qui est important plus que le fait de mourir lui-même (Samaoli, 1991, p. 38).

 M. Boucri : La meilleure mort, le meilleur décès, c’est celui qui meurt avec les siens. Celui qui meurt ici, c’est comme le corps d’un animal. Là-bas, ça les touche beaucoup de ne pas assister au décès. Quand quelqu’un meurt là-bas, on le lave, on lui fait sa toilette, on fait des offrandes, donc c’est comme s’il n’est pas mort. Par contre la personne âgée qui meurt ici, c’est une personne qui a tout perdu. »

L’attitude face à la mort est moins sereine qu’au pays, même si la mort reste un choix fait par Dieu et l’attitude devant la mort fataliste.

Les migrants âgés souhaitent fixer leur lieu de sépulture : être enterré ici dans les « carrés » musulmans des cimetières français par exemple ou là-bas dans la terre natale. Ce transfert du corps nécessite d’être préparé, organisé, financé. Cela « introduit un compromis, une tonalité plus réaliste dans ce rapport au sacré ».

Les communautés essaient alors de s’organiser pour renvoyer le corps et faire les rituels nécessaires pour que le mort puisse passer du statut de défunt à celui d’ancêtre.

Pour tout individu, quelque soit sa culture, la vieillesse peut être vécue comme une perte, une rupture qui entraîne de nombreux remaniements.

Pour Ferrey (1989, p. 4), cette réorganisation est réussie « sur la base des réorganisations antérieures en fonction des moyens actuels ». Or, dans le cas de certaines personnes âgées migrantes, leur parcours migratoire est jalonné de ruptures qui ont elles-mêmes été traumatiques.

Pour conclure nous pouvons faire l’hypothèse que certaines personnes âgées migrantes aient des difficultés à gérer leur place auprès de leurs enfants, telle qu’elle est pensée dans la culture d’origine. Ainsi, l’entrée dans la vieillesse peut être traumatique pour un migrant car il semble qu’elle réactive des événements traumatiques antérieurs liés au parcours migratoire.

 

Etudes Cairn

 

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