Facteur de «développement» incontesté sur le continent africain, les transferts financiers des migrants vers leur famille peuvent devenir un sacrifice. Voici cependant quelques raisons pour ne pas les abandonner.
En rédigeant cet article, une journaliste marseillaise me rappelle qu’un de ses amis africain a cette «mauvaise» habitude d’envoyer fréquemment de l’argent à sa famille au pays. Elle précise: «il s’agit d’un couple mixte. Son épouse en a ras-le-bol, d’autant plus qu’ils ont du mal à payer leur loyer».
Qu’en est-il réellement? Les rapports impliquant l’argent sont souvent source de soupçons, de tensions et ce n’est pas étonnant que certaines opinions se focalisent sur les effets gênants de cette pratique.
Pourtant, la question a déjà fait l’objet de beaucoup de réflexions, d’observations et de retour sur expérience. Quel que soit le point de vue emprunté, la réponse est sans équivoque: la solidarité financière des migrants envers leur famille d’origine demeure largement positive à la fois pour le migrant, pour les familles aidées, pour la communauté et pour les économies respectives des pays d’accueil et d’origine.
Tirées de témoignages et d’enquêtes diverses auprès de ceux qui observent de près les relations entre les migrants et leurs familles, voici quelques raisons qui encouragent ces transferts financiers:
Une idée «pas sérieusement fondée»
L’idée selon laquelle les migrants seraient spoliés, abusés et harcelés par les familles restées au pays «n’est pas sérieusement fondée», estime Manon Jacob, une chercheuse belge travaillant sur les migrants sénégalais. Selon elle, «dans la plupart des cas, dans les rapports entre l’émigré et sa famille, c’est le premier qui reste en position de force, sauf dans certains cas exceptionnels d’exploitation».
L’ethnographe a effectivement relevé des cas avérés de servitude: «Dans la plupart des cas, l’individu émigré acquiert automatiquement une autorité, une ascendance sociale sur les siens du fait de son prétendu pouvoir économique et culturel. Il a un pouvoir de décision immense et s’il faut parler de dictat, ce sont les familles restées au pays qui sont les victimes et non les migrants». A Londres comme à Copenhague, elle a noté que des migrants imposent littéralement des rapports d’allégeance aux familles bénéficiaires.
Plus efficace que l’aide publique au développement
Les montants de cette forme de solidarité sont supérieurs de 80% à 750% à ceux débloqués dans le cadre de l’aide publique au développement! Il s’agit ici uniquement des sommes déclarées, auxquelles il faudrait ajouter l’argent qui passe par des circuits plus informels.
«Des sommes importantes mais aussi efficaces comparées aux aides officielles» confirmait en mars dernier Jean-Pierre Olivier de Sardan. Ce chercheur, vivant au Niger et père de l’anthropologie du développement, décrit comment les migrants participent à distance au progrès du ménage, du village ou de la cité.
Budjet planifié
Contrairement à une idée répandue, ces transferts ne servent pas à financer des caprices ou la fainéantise des parents restés au pays. Loin de là!
Anasthasia Gomez, économiste portugaise installée à Nairobi, analyse le parcours de l’argent échangé entre les urbains pauvres de la capitale du Kenya et leurs parents émigrés: «Dans la majorité des situations, ce sont des projets précis, négociés et réalistes qui sont financés».
La Banque Africaine de Développement dresse la liste des besoins familiaux les plus aidés: achats de terrains, constructions de logements ou encore créations d’entreprises (qui représentent 36% des transferts au Burkina Faso, 55% au Kenya, 57% au Nigéria, 15% au Sénégal et 20% en Ouganda). L’éducation est également un pôle important. «Elle arrive en deuxième position au Nigéria et en Ouganda, en troisième position dans le cas du Burkina Faso et en quatrième pour ce qui est du Kenya», précise une note de l’institution.
Une autre dynamique s’observe et infirme l’argument dépensier. Alors que l’argent de la famille était traditionnellement géré par le chef du ménage (souvent le père), le pourvoyeur migrant possède la latitude nécessaire pour (re)mettre de l’ordre dans la gestion des affaires domestiques quand le préposé au poste est jugé défaillant, à savoir analphabète, buveur ou irresponsable. «J’aide mon beau-frère à élever ses enfants, et notamment à les scolariser, car leur mère, ma soeur, est morte. Mais lui a tendance à abuser de la sape et de l’alcool. Aujourd’hui, j’envoie directement l’argent à son aîné qui a 19 ans», témoigne un jeune Parisien originaire du Congo.
L’immigré, qui a gagné son argent dans la difficulté et qui en connaît la valeur, ne va pas se laisser intimider par les pratiques traditionnelles non-productives, comme les dons ou cérémonies inutiles, par exemple», confirme Manon Jacob à propos des migrants sénégalais.
L’autre exemple concerne l’éducation, la santé ou le logement, l’aide est parfois accompagnée d’idées et de propositions pertinentes, comme ces «moodu moodu» (émigrés sénégalais) originaires de Pikine (Dakar) qui conditionnent le soutien à l’obligation de scolariser les enfants.
Les migrants préparent leur propre avenir en aidant la famille restée au pays
L’immobilier est ainsi devenu le premier secteur investit par les migrants. Au Sénégal, des banlieues pauvres et des villages sont entièrement rénovés grâce à l’argent des migrants.
Plus intéressant encore, d’après mes propres constats à Pikine (Sénégal): en finançant des projets immobiliers privés, le migrant prépare en même temps son futur point de chute.
«Beaucoup de travailleurs partis ont compris que le pays d’acceuil ne garantit pas toujours leur retraite, ni leur épanouissement familial. Ils préfèrent se construire une petite maison au pays. Ils sont de plus en plus nombreux à rentrer pour passer leur retraite ici», explique un migrant rentré au pays après 20 ans passés en France.
Ils pourraient encore envoyer plus…et mieux
Les migrants africains sont loin d’être les donateurs les plus généreux en faveur de leur famille d’origine. Les communautés asiatiques, moyen-orientales et latino-américaines investissent largement dans le bien-être des leurs restés au pays.
Par ailleurs, l’opinion selon laquelle l’africain aiderait sa famille jusqu’à s’oublier lui-même est tout aussi fausse que son corollaire selon lequel l’Occidental n’est pas matériellement lié à sa famille.
Elodie Danel, sociologue, explique que «les dons s’inscrivent dans une symbolique et dans un système aussi contraignants en Europe qu’en Afrique. Par rapport au sacrifice que cela engendre, les cadeaux quasi obligés sont comparables à ces solidarités qui deviennent presque obligatoires».
Les abus sont ailleurs
Certes, les pressions, les mensonges et autres harcèlements existent. Mais les abus qui méritent un peu plus de vigilance citoyenne sont situés ailleurs.
Il faut plutôt surveiller certains intermédiaires, privés ou publics, qui ont tendance à vouloir trop grignoter l’argent des plus pauvres. Les frais de transferts seraient parfois exagérés, d’après diverses études. D’ailleurs, plusieurs initiatives sont mises en place au niveau global pour plaider en faveur de la réduction des taxes frappant les envois financiers des migrants .
«Family to family», une excellence africaine
A noter que les travailleurs africains, qui résident en France par exemple, sont réputés être de piètres donateurs en faveur des associations humanitaires. Il n’existe pas de statistiques sur la question, mais d’après des déclarations recueillies de façon aléatoire, certains cadres migrants avouent répondre moins positivement aux appels des ONG. Pourquoi ne pas applaudir alors cette pratique de générosité, celle du «family to family», dans laquelle leur excellence est confirmée.
Edgar Mbanza (Youphil)