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Reportage: Château rouge, au-delà du « bruit et de l’odeur »

Reportage: Château rouge, au-delà du « bruit et de l’odeur »

Dans le 18ème arrondissement de Paris, des africains de plusieurs générations d’immigrés ont pris leurs habitudes et font partie du décor depuis des années. Cependant, cette présence n’est pas toujours bien accueillie. En 1991, dans une tirade pleine de préjugés, Jacques Chirac stigmatisait toute une diaspora en parlant « d’overdose », puis du « bruit et (de) l’odeur » des africains de ce quartier.

À la sortie du métro Château Rouge, le ton est donné. Des rabatteurs font le siège du haut de l’escalator qui déverse, comme le crachin discontinu de certaines soirées d’automne normand, les utilisateurs du métro sur le boulevard Barbès. C’est ici que commence le marché Dejean, communément appelé « Château rouge ». Hélant à qui mieux-mieux, les usagers des transports parisiens, ces publicitaires d’un autre genre accompagnent la parole d’un geste en tendant des flyers vantant les mérites de différents services comme les coiffures, le dernier resto à la mode mais aussi d’insolites propositions : « Marabouts pour retrouver l’amour perdu, un travail ou guérir du cancer, des hémorroïdes ». Dans une société où la rationalité est brandie comme un étendard de vie, le papier proposé est souvent repris à la volée avec un œil intéressé par les infos et le contact des charlatans des temps modernes.

Le bon sens ne serait plus la chose la mieux partagée au monde à cause du désespoir. De l’instant avare culte digne de Jean-Claude Van Damme, quelques pas supplémentaires nous plongent dans une ambiance plus prosaïque. C’est le cas de l’odeur épicée et particulière s’échappant du Kfc, le restaurant spécialisé dans les morceaux de poulets, de la place « Château rouge ». Il y règne toujours un attroupement évènementiel d’un ordinaire souvent banal. Le fast food est concurrencé par d’autres vendeurs qui squattent la devanture.

Le secteur informel s’installe par l’intermédiaire de la vente à la sauvette de divers produits. Selon la saison, les plus prisés sont les épis grillés ou bouillis de maïs. « Maïsso » pour respecter la prononciation locale. A force de répétition, les vendeurs sénégalais et maliens prononcent « Maïsso » qui est la déformation de la contraction de « Maïs chaud ».

Marchands ambulants

A côté, des Congolais écoulent de curieux légumes violettes aux faux airs d’aubergines ou bien encore des Sri Lankais, Bengalis ou autres Pakistanais commercialisant des cacahuètes et qui sont capables de dire « guerté bou toy ». Et dans ce charivari, creuset d’un désordre planifié pouvant rappeler les œuvres cinématographiques d’Emir Kustirika, il est souvent difficile de se frayer un chemin surtout quand les autres marchands ambulants font des mouvements de foule lors des rondes régulières de la police. Depuis mai 2012, les quartiers africains du 18ème arrondissement de Paris sont en Zsp (zone de sécurité de proximité) : il y a une présence policière accrue pour « lutter contre la délinquance urbaine ». « C’est impressionnant, on ne se croirait pas en France, alors qu’on est à moins de 15 minutes de métro des Champs Elysées », s’étonne, de manière désorientée, un Germanopratin (habitant de Saint-Germain-des-Prés, quartier huppé, riche en vie intellectuelle et culturelle de Paris). Il n’est plus surprenant d’apercevoir les premiers effets du glissement social du quartier que les géographes appellent « gentrification ». Le phénomène est bien enclenché car les quartiers « Château rouge » et la « Goutte d’Or » ont vocation à changer de rang social avec le projet de Grand Paris. Pas le temps de se projeter sur les rêveries et angoisses sur ce futur certainement proche que le volume sonore du quartier s’intensifie au fur et à mesure que ses artères. La rue de Suez et celle de Panama sont des canaux qui font sortir une consonance sonore très particulière, comparée à celle du reste des quartiers parisiens.

Du bruit donc puis des odeurs de la gastronomie aux effluves de Thiep, de Mafé, de Yassa mais aussi d’Aloko, de Ndolé ou de Saka-Saka. Un odorat titillant les papilles de fins gourmets émane des restaurants de la rue Myrha jusqu’à celle de Doudeauville, lieux où la présence sénégalaise est la plus forte. La Rue Doudeauville est entrée dans la conscience populaire sénégalaise à travers son numéro 45 où se trouve la célèbre mais toute petite boutique Lamp Fall de produits culturels sénégalais (clips, Cd, chants religieux, billets de concert… ). Une ballade dans les rues de cette partie du 18ème arrondissement de Paris peut rapidement donner l’impression d’être à Dakar ou dans une autre capitale africaine. Le Wolof y côtoie souvent le Lingala et dans une moindre mesure le français dans les discussions pour marchander à propos d’une coiffure. Le « quartier africain de Paris » relie, lie les Sénégalais de France avec leurs cultures d’origine.

Savoir-faire des tailleurs sénégalais

Pour la gente féminine, la palette des coiffures peut être large : tissage, greffage, mèche, cheveux « naturels » venus d’Inde ou du Brésil. « Les prix triplent au bas mot en comparaison de ceux du Sénégal », glisse Khady, la quarantaine, venant de la banlieue parisienne pour des achats de préparation d’un mariage.

L’éventail prend aussi en compte la nouvelle vague des Nappy qui porte leurs cheveux crépus et naturels comme une revendication politique d’authenticité. Les boutiques de tissus font légion également… Une variété qui fait le bonheur des tailleurs, en majorité sénégalais. « Il y a un meilleur raffinement dans le savoir-faire des tailleurs sénégalais, confie Angie, une Ivoirienne mariée à un Sénégalais. C’est ce qui explique que presque toute la communauté africaine fait appel à eux ». L’apparence, certes mais le ventre est souvent au centre des intérêts. L’essenciel des courses se fait dans les magasins alimentaires ayant pignon sur rue des différents trottoirs du quartier de la « Goutte d’Or » et de « Château Rouge ». Là encore, il y a l’omniprésence des variétés et spécialités sénégalaises. Souvent, chinois, parfois d’origine africaine et maghrébine, rarement de type européens, les marchands évoquent, sans accent, le Thiof, Yet, Toufa, Paagn…

L’appellation « Thiakry » a détrôné l’emploi ivoirien ou camerounais de « Dégué ». Sur les étals, la présence du Bissap (rouge et vert) ne met pas d’eau dans le verre de la domination des produits sénégalais. Tout cela concourt à faire du « Thiebou djeun » national un plat continental africain. Faire de l’Union africaine une réalité au -delà des textes que les politiques tardent à concrétiser, les différentes diasporas du continent l’ont réussi dans ce bout de Paris.

Ici, l’intégration africaine n’est plus une légende mais une histoire. « C’est l’Afrique en miniature », pense Abdoulaye qui passe une bonne partie de son temps libre dans le quartier par habitude. « L’habitude est une seconde nature », a-t-on coutume de dire, mais certainement que la nature peut être le résultat d’une première habitude. « Château rouge » et la « Goutte d’Or », en véritable « Little Sénégal », donnent à philosopher sur cette assertion.

Comment « Château rouge » est devenu un quartier africain

Quand on entend le nom, on est en droit de s’attendre à voir un grand château tout rouge. Ce n’est pas le cas. « Château rouge » tire son patronyme d’un manoir du 18e siècle qui portait ce nom. Aujourd’hui, c’est un quartier particulièrement sénégalais et généralement africain, lieu de solidarité entre immigrés, de brassage des cultures. « C’est la civilisation universelle pour se plonger dans la pensée du président Senghor. Dans le quartier, je peux rencontrer les Asiatiques, les Maghrébins et découvrir leurs cultures alors que je ne suis pas allé dans leurs pays » déclare Amadou Sylla, habitant du quartier où se trouve également le siège de son association Sos Casamance.

Dans cette partie du 18e arrondissement de Paris, il y a deux zones assez représentatives de la présence africaine et sénégalaise. Il s’agit de la zone couverte par le marché de Château Rouge (officiellement Marché Dejean, Ndlr) puis du quartier de la Goutte d’Or. Pour ce dernier, Amadou Sylla informe qu’il s’agissait « d’un endroit où il y avait des vignes qui produisaient un vin blanc, légèrement doré. C’est ce qui a donné le nom « Goutte d’Or » au quartier ». L’endroit est historiquement lié à la présence d’immigrés. « Avec la réorganisation de Paris, il y avait un besoin de main- d’œuvre. Les premiers arrivants s’y sont installés. C’était une habitation ponctuelle. Les premiers migrants, après le rattachement des villages aux alentours à Paris, ne venaient pas de l’Afrique, c’était des Belges, des Allemands, Russes, Polonais et des Juifs ». Mais également « pendant la Première guerre mondiale, des travailleurs sont venus des colonies du Maghreb pour remplacer ceux qui étaient partis à la guerre. C’est à partir de ce moment qu’il y a eu une vague de migrants venus essentiellement de l’Algérie qui s’est progressivement installée ». La présence algérienne s’est intensifiée dans les années 1920 « en raison de mauvaises récoltes en Algérie. Paris était en chantier avec la construction des métros et les projets d’urbanisation. Progressivement ces populations se sont fixées sur le territoire français. Les employeurs voulant avoir une main- d’œuvre déjà formée, ont fait pression sur le gouvernement pour leur permettre le regroupement familial et ne plus être des saisonniers. C’est seulement après la Seconde guerre mondiale que les premières vagues d’immigrés venues d’Afrique ont commencé à s’installer ».

Implantation à Chateau Rouge

« Au départ, le marché de Château rouge a été mis en place de manière très ponctuelle, continue d’informer Amadou Sylla. Il y a la proximité de Barbès avec des magasins de téléphonie en général et Château rouge ressemble beaucoup à Sandaga ou un autre marché des capitales africaines. Les principaux tenants de ce marché viennent de l’étranger, les Africains et les Asiatiques principalement ». C’est un marché assez particulier et totalement différent de la conception des marchés « à la française ou à l’européenne ». Il épouse la forme des rues Poulet, Dejean et autres…

L’explication tient du détail. « A la base, ce n’était pas un marché au sens premier du mot, il s’agissait d’un lieu de rencontre où il y avait des commerces qui ouvraient de part et d’autre. Cela a pris, par la suite, une certaine ampleur pour devenir un marché de fait. C’est pour cela que, quand on parle de Château rouge ou de Barbès, on parle essentiellement de commerce. En journée, tout ce monde qui circule dans ce quartier n’y habite pas forcément ». Dans la politique de la ville, des efforts ont été faits pour mieux normaliser le commerce. Il y a des vendeurs à la sauvette, les ambulants, ce sont les mêmes problématiques que les Sénégalais ont connues avec le marché Sandaga avant sa fermeture partielle. « A part les magasins, d’autres vendeurs viennent violer l’environnement des gens qui ont juridiquement le statut de commercer. C’est pour cela qu’il n’est pas rare d’y voir les forces de l’ordre ».

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C’est compte tenu de tous ses éléments que la mairie du 18ème a entamé la délocalisation du marché vers la Porte de la Chapelle. Un déménagement qui entre dans le Projet de Grand Paris. « Aujourd’hui, il y a le projet du marché des cinq continents que la ville de Paris a mis en place, qui est situé entre la Porte de la Chapelle et celle d’Aubervilliers. Il fait partie du projet du Grand Paris, un projet imminent qui cherche d’abord à convaincre les commerçants parfois récalcitrants. Pour cela, une association de commerçants travaillant en étroite collaboration avec le conseil de quartier dont Amadou Sylla fait partie et les services de la ville de Paris font le nécessaire pour voir dans quelles conditions le nouveau marché va ouvrir. « Il y a maintenant des retards dus à des raisons politiques ou autres, je ne sais pas exactement, avoue humblement Amadou Sylla. En tout cas, les travaux sont à un niveau où le marché est vraiment opérationnel ».

Château rouge, un « little Sénégal »

En attendant, à Château rouge, on entend parler wolof comme dans certaines rues de Dakar, surtout au prolongement de la rue Myrha, avec les nombreux restaurants sénégalais. « Cela est tellement vrai qu’un ami me disait que venir à Paris et ne pas aller à Château rouge c’est comme si l’on n’avait pas mis les pieds dans cette ville, ironise Amadou Sylla. C’est vraiment Dakar dans ses aspects. Même si les Sénégalais ne sont pas les premiers à s’installer dans le quartier, leur implantation a beaucoup marqué et impacté sur la vie locale. Aujourd’hui, beaucoup de produits qui y sont commercialisés viennent du Sénégal. Pour le bissap, par exemple, on a plus besoin de se le faire envoyer du Sénégal. On le retrouve à Château rouge. Il y a des interconnexions avec les marchés du Sénégal. Tout se qui se produit au Sénégal se consomme à Paris. C’est une adaptation très rapide des Sénégalais qu’on peut saluer en un laps de temps. Ils occupent une place extrêmement importante sur l’échiquier commercial. Si l’on prend la rue Doudeauville, par exemple, on peut avoir l’impression d’être à Dakar. La majeure partie des commerces y est tenue par des Sénégalais comme Lamp Fall, chez Dramé, les magasins de tissus, les tailleurs. Aujourd’hui, nous avons aussi des boutiques sénégalaises de poissonnerie, ce qui n’existait pas avant. Il y a une dynamique qui se construit et peut être, demain, nous pourrons changer le nom de certains endroits et les rebaptiser Dakar, Saint-Louis ou autres. Le 18ème est une référence pour l’ensemble de la communauté sénégalaise. On s’y retrouve, la solidarité y est ».

Château rouge, lieu d’accueil pour la communauté sénégalaise

« N’importe quel Sénégalais nouvellement arrivé à Paris peut en faire un point de repère. Les Sénégalais de tous bords, pour démarrer leur intégration dans la vie parisienne, sont obligés de passer par « Château rouge » ». L’affirmation péremptoire d’Amadou Sylla n’est cependant pas toujours vérifiée. C’est un lieu d’échanges, un lieu où l’on peut disposer d’informations et d’orientation sur les démarches administratives en France. « Dans le mouvement associatif, il nous arrive de recevoir ou d’avoir des appels de compatriotes qui débarquent fraîchement du Sénégal, complète A. Sylla. Progressivement, on est arrivé à mettre en place un réseau qui n’existait pas avant. Nous devons nous atteler à organiser un tout petit peu plus le mode de fonctionnement des Sénégalais dans le quartier pour que cela puisse être plus profitable à la communauté. Il faut que les nouveaux arrivants puissent avoir accès à des informations utiles pour ainsi aller le plus vite vers des services essentiels à leurs premiers pas d’immigrés en France. Il est fréquent dans ce pays que celui qui n’a pas fait d’études, n’accède pas non plus à l’information. La communauté peut jouer ce rôle de substitution ».

Château rouge vu par les français : l’équivalent d’un voyage en Afrique

Si les quartiers de la Goutte d’Or et de Château rouge sont de hauts lieux de la présence africaine en France, les Français y sont « naturellement » plus nombreux. Parmi eux, Julie et Quentin, un jeune couple qui a vécu et fréquenté les rues, marchés, terrasses de café du quartier africain. Ils nous livrent leur regard sur la présence sénégalaise et africaine.

« Je me rappelle le premier jour où, venant de province, j’ai aménagé dans une cité universitaire du 18ème arrondissement de Paris, se souvient Julie, désormais employée par le ministère de l’Education nationale français. En récupérant des clés d’appartement, j’ai découvert le Paris de la « Goutte d’or » avec un métissage très marquant. Il y avait pas mal de gens qui parlaient différentes langues qui m’étaient totalement étrangères ». Quentin, son compagnon, archiviste de son état, évoque une « espèce de bordel, plutôt positif, permanent du marché de « Château rouge » » comme premier souvenir qui lui vient à l’esprit. « De toutes les façons, c’est un quartier chaotique, il y a tout le temps des gens sur les trottoirs jusqu’à une heure tardive. C’est vraiment ce mouvement qu’évoque, pour moi, Château rouge. C’est un bordel que j’aime bien ».

Le couple y a vécu plusieurs années : 5 pour Julie, 4 pour Quentin, avant de déménager à Montreuil, dans le sud de Paris. « Pendant que j’y habitais, j’aimais bien cette foule permanente, fait remarquer Julie. Mais maintenant que je n’y habite plus, ça me dérange de voir autant de foule. Il y avait plein de choses qui m’étaient étrangères comme la nourriture africaine. J’y ai pris des goûts et des habitudes ». La question légitime de savoir si cette proximité a fait tomber des préjugés sur les étrangers comme peuvent en véhiculer beaucoup de sociétés se pose. « C’est toujours difficile de savoir quelles sont les idées reçues qu’on peut avoir sur telle ou telle communauté, débute Julie. De toutes les façons, ce que j’ai expérimenté, personnellement, s’est révélé juste ». Private joke qui déclenche des éclats de rires. En clair, avant que le couple ne se forme, Julie sous-entend – en rigolant – avoir eu des expériences avec des Africains du quartier. Le temps semble s’être arrêté sous le regard complice de son compagnon, tout aussi goguenard et second degré sur les blagues sexuelles. C’est cela aussi Château rouge, c’est le sentiment de voyager dans un autre pays tout en restant à Paris.

D’ailleurs, le quartier attire de plus en plus de touristes en mal d’Afrique en miniature. Ainsi Julie assimile son premier jour au marché de Château rouge comme « l’impression de (se) retrouver dans un autre pays, enfin dans plein de pays en même temps, de voyager ». Quentin poursuit en susurrant son sentiment « d’être invité, d’être à l’étranger, d’être un peu en voyage. Le quartier, il a cet esprit. On a l’impression d’être un peu en Afrique ». « C’est une impression puisque nous n’avons jamais été en Afrique, corrige Julie, adepte du contre-pied. Et c’est la population d’origine africaine qui donne cette impression. Cela colle avec ce qu’on s’imagine, nous Français, comme représentation. Quelle est la part de clichés et celle des vraies images, nous n’en savons rien ». « Ça, c’est sûr », acquiesce Quentin. C’est la différence entre les représentations projetées sur l’autre (en tant qu’étranger) et la réalité des images. Il y a beaucoup à dire sur cette dualité à « Château rouge ». Bastion d’une population musulmane, le quartier compte plusieurs mosquées. Et Julie se souvient d’un vendredi de prières musulmanes. « Un souvenir super désagréable, affirme-t-elle d’emblée. A l’époque, il y avait encore les prières de rue du vendredi à la rue Polonceau. Et c’était pendant le mois de Ramadan. En pleine journée, je me suis retrouvée à fumer devant une foule préparant sa prière. Une nana toute seule au milieu des hommes, pas d’enfant, pas de femmes, rien que des hommes. Je me suis sentie épiée, pas à ma place ici, non pas en danger mais pas du tout à l’aise. Je me suis sentie obligée d’éteindre ma cigarette, parce que j’avais l’impression d’être mal vue ». A ce propos, le quartier était au milieu de la polémique sur les prières de rues des musulmans qu’une partie des Français trouvaient intruses et non conformes à la laïcité républicaine.

Nicolas Sarkozy est à l’origine d’une loi qui les interdit. Ce qui fait que Château rouge n’avait pas bonne presse en France en plus de l’insalubrité et la délinquance : les principaux maux dénoncés aujourd’hui par les usagers du quartier. « Le principal problème est la drogue avec la consommation de crack, pour Julie. En revanche, la prostitution, c’est moins un problème. En tant que fille, on ne m’embête pas car les adeptes de la prostitution savent où trouver les filles et qu’ils doivent payer ». Pour la délinquance, il y a « une forme d’auto- régulation des habitants du quartier », selon Quentin qui décrit Château rouge comme « un quartier assez tranquille concernant la petite délinquance car il y a une petite police officieuse qui se fait. J’ai eu pas mal de copains qui se sont fait agresser dans d’autres quartiers mais jamais ici ». Des avis qui rament à contre sens des fantasmes sur un quartier à forte délinquance. En revanche, il est certain que l’unité africaine y est une réalité. Quentin se remémore d’un événement marquant. « Pendant le Mondial 2010, lors de son quart de finale contre l’Uruguay, au moment où le Ghana marque le but, j’étais dans le boulevard Barbès avec un copain. Nous avons entendu une clameur. Nous avions l’impression que le quartier en entier criait parce que c’était la dernière équipe africaine encore en compétition. A aucun autre match de la compétition, même si la France n’en avait pas beaucoup joué (éliminée au premier tour, ndlr), nous n’avons entendu autant d’explosion de joie. Les bars étaient « pleins ». Particulièrement amusée par l’anecdote, Julie ne manque pas de rappeler que « finalement, c’est l’Uruguay qui avait gagné ». Elle a vécu dans ce pays d’Amérique latine et en garde un bon souvenir.

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Association sénégalaise du 18èm : La présence sénégalaise doit être guidée par le respect

Lieu de rencontre des Sénégalais dans le 18ème arrondissement de Paris, le siège de l’association Bol d’Or est multicarte : salon de thé, de discussion sur l’actualité sénégalaise, restaurant… Son président Michel Tall est attablé et devise avec d’autres membres de la diaspora. Ayant un volet religieux, l’association est en procès contre une partie de la communauté algérienne pour la gestion d’une mosquée. Entretien sur la présence sénégalaise dans le quartier.

« Beaucoup de Sénégalais qui fréquentent Château rouge n’habitent pas le quartier. Ils viennent faire leurs courses pour certains. Il y a cependant des compatriotes vendeurs de sacs et autres marchands ambulants. Actuellement, nous avons beaucoup de difficultés avec les jeunes qui viennent d’Espagne et du Portugal (pays fortement touchés par la crise économique). En général, ils ne respectent pas les règles, certains ne les connaissent pas tout simplement. Dans l’association, nous faisons le nécessaire pour qu’ils puissent avoir des cartes de vendeur dans les marchés. Leur présence non réglementaire sur les marchés est désastreuse pour l’image des Sénégalais et du Sénégal à l’étranger. Nous méritons plus de respect. Une initiative est en cours pour leur donner des formulaires d’inscription dans les marchés afin de ne plus être marchands ambulants ».

Religion : tension avec la communauté algérienne

« Nous sommes impliqués dans l’éducation de nos enfants. Les jeunes sont perdus et manquent d’éducation de base. Dans le 18e, nous sommes confrontés au manque de mutualisation des organisations religieuses. Que ce soit Maliens, Sénégalais, Ivoiriens, Tchadiens ou certains Maghrébins, nous sommes divisés. Les Algériens sont plus outillés et discutent entre eux. Le président de l’association algérienne ne respecte pas les Noirs. Nous sommes en procès contre eux concernant la gestion légale de la mosquée du quartier. Celle de la mosquée de la Caserne a été donnée à la fois à Bol D’or et à leur association. Une mission qui concerne donc deux parties : maghrébine et africaine. Ils ne nous respectent pas, ils veulent que nous soyons derrière eux alors nous sommes deux entités différentes avec une gestion collégiale des heures et jours de prière. Le préfet et les autorités locales avaient déclaré que chacun avaient sa semaine de gestion de la mosquée. Malgré cela, les Algériens ne voulaient pas le respecter. Ce sont les petits soucis que nous rencontrons. Nous n’avons aucune lisibilité de ce qui se passe à l’intérieur. Nous avons la gestion des postes de vice-président, de secrétaire général adjoint et de trésorier. Ce n’est pas normal que nous soyons exclus des grandes décisions. Nous combattons ce manque de respect. Nous sommes dans le processus de création d’une fédération des Africains de l’Ouest pour concevoir une force capable de s’opposer à cela. Il y a plus de 30 ans, des Maliens avaient créé la célèbre Mosquée de la Rue Polonceau (proche du métro Barbès-Rochechouart, c’est l’une des mosquées incriminées lors de la polémique sur l’interdiction des prières de rue) ».

Rendre positive l’image du Sénégal

« Aujourd’hui, une nouvelle génération de Sénégalais responsables veut changer les choses dans l’éducation et la culture de nos enfants. Et pour cela, il faut que les Sénégalais et les Africains mettent le paquet pour garder la gestion de la Mosquée Polonceau. Dans le 18e, les Algériens occupent la rue Myrha et Stephanson. Les Noirs ne gèrent plus de mosquée. Ce qui peut être très dommageable car sur le plan éducation, nous allons dans les mosquées prier et puis rentrer. Chez nous au Sénégal, l’enseignement du Coran est fait sans manipulation.

La Mosquée de Polonceau coûte 2,7 millions d’euros. Nous avons réussi à réunir 500.000 euros (près de 330 millions de FCfa). Si nous pouvons avoir un appui des Khalifes, comme celui des Mourides, nous pourrons l’acheter. Sur le plan cultuel, cela donne une visibilité. Pour l’éducation, ce serait une tache d’huile dans toute l’Île-de-France. Nous pourrions créer des emplois et des recettes qui pourront être réinvestis. Ainsi nous pourrions vendre nos produits et être respectés dans ce pays. Nos compatriotes ne vont plus courir dans les rues avec leurs sacs.

Essayons de proposer quelque chose au gouvernement du Sénégal. Notre diaspora compte beaucoup de cadres donc il faut que nous participions également aux solutions pour la gestion du pays. Nous Sénégalais, le 18e est notre quartier, comme Belleville est celui des Chinois, la Gare du nord celui des Indiens par exemple. Il faut que nous essayons de créer quelque chose de positif pour l’image du Sénégal » indique M. Tall.

Gentrification : Installation d’une classe aisée à la place des africains

Le Grand Paris est un projet qui vise à faire de la capitale française une ville mondiale et européenne. Il doit « améliorer le cadre de vie des habitants, corriger les inégalités territoriales et construire une ville durable », selon les autorités françaises. Ainsi décrit, le projet tend à changer la sociologie du quartier avec le déménagement, dans les prochaines années, du principal lieu de rencontre qu’est le marché de Dejean de Château Rouge.

Le quartier de Château Rouge ne va plus être l’antre de l’Afrique à Paris dans les années à venir. Le marché de Dejean, le phare qui attire la majorité de la communauté africaine et sénégalaise dans le quartier, va être délocalisé de la porte de la Chapelle à celle d’Aubervilliers, d’après les plans du projet Grand Paris. Les installations du nouveau marché dénommé « Les cinq continents » sont très avancées. « Ils vont faire comme les Anglais : le jour ce sera un marché, et la nuit place sera faite aux loisirs avec des cafés, des projections de films et des activités culturelles, souligne Michel Tall, qui collabore avec la mairie du 18ème de Paris à travers l’association Bol d’Or. Il n’y aura plus de « Château Rouge » tel qu’il est maintenant. Les autorités envisagent d’en faire un quartier chic comme dans le 16ème ou le 8ème ».

Rue Doudeauville

Le déménagement programmé (date pas encore connue) est accompagné du phénomène de gentrification. C’est un phénomène par lequel les habitants riches remplacent des moins aisés dans un lieu de vie qui finit par avoir une transformation économique et sociale. « C’est un quartier en voie de « boboisation » (terme qui correspond ici au fait qu’il prend de la valeur marchande, ndlr), note Julie, ex-habitante des lieux. Tous les nouveaux bâtiments, les commerces et autres tendent vers cela. On peut le voir sur les enseignes commerciales qui ont commencé à s’installer. Les prix ont flambé. Un exemple, à la rue Doudeauville, il y a un fleuriste et un magasin de chaussure à 100 euros (65.000 FCfa) la paire… Il y a également de nouveaux locaux destinés au commerce ». Pour Quentin, « il y a quelque chose qui est en train d’être mis en place. Ce changement se matérialise par les nouveaux habitants… ».

En effet, depuis quelques années, La population sociologique du quartier est en train de changer avec la vague d’expulsions initiée par la mairie et les reconstructions d’immeubles et d’appartements qui tombaient en ruines surtout à la Goutte d’Or. « Ils ont fait comme d’habitude », s’indigne Julie. Les pauvres, on les met dehors, un peu plus loin et ils mettent des moins pauvres à la place.

A côté de mon ancienne Cité universitaire, ils ont fait une cité de jeunes travailleurs et en cinq ans j’en ai vu des immeubles qui ont été condamnés avec des notes du genre « le facteur ne passera plus », « on va vous couper l’eau ». Et à la place de supers projets avec des crèches. Les habitants (en majorité africains) n’ont pas eu le choix de partir parce que qu’ils n’ont pas d’argent ni de pouvoir d’achat. « Puisqu’on change la population, le quartier change fatalement », renseigne Julie. Les prix des loyers du quartier sont en hausse et cela participe à la recomposition sociologique du quartier. « Les nouveaux arrivants ne sont pas des familles nombreuses. En général, c’est abordable pour ceux qui n’ont pas d’enfants », souligne Quentin. Du côté des habitants sénégalais, c’est le même son de cloche. « C’est un processus pour nous mettre hors de Paris », estime Michel Tall. Des propositions de relogement sont faites vers Meaux ou d’autres villes (périurbaines). On nous propose de beaux apparts, des F4, des logements familiaux plus adéquats peut-être pour les grandes familles ». Ce constat n’empêche pas Michel Tall de faire acte d’autocritique envers les Sénégalais. « Il faut que nous voyions la vérité en face. Dans la communauté, beaucoup ne travaillent pas et certains n’ont plus les moyens de payer leur location. Ceux-là, si on les propose ailleurs et moins chers, ils vont partir. Le quartier commence à prendre de la valeur, les jeunes cadres commencent à s’installer. Les prix augmentent, parfois c’est plus cher que certaines parties du 17ème, 9ème ou 10ème arrondissement. Désormais, la classe moyenne parisienne et les jeunes cadres veulent avoir un logement dans le 18ème arrondissement de Paris ».

Le quartier sera un centre important pour le projet du Grand Paris. Sur le plan culturel, il y a une grande richesse de la Porte de la Chapelle jusqu’à Montmartre, avec le Sacré-Cœur par exemple. L’affluence touristique est importante. C’est pourquoi Michel Tall pense que « l’arrivée des jeunes cadres est inéluctable. Les nouvelles constructions sont faites en général pour des petites familles. Il y a maintenant l’installation électrique dans les cuisines (plus de gaz plus propice pour les longues préparations comme avec les plats sénégalais, ndlr).

Et ce sont des cuisines américaines, ce qui veut dire que l’odeur de la nourriture va arriver jusqu’au salon. Mais même pour certains jeunes couples de la classe moyenne française, les loyers et la vie sont devenus très chers dans ce quartier populaire en phase de changement de statut. Julie et Quentin en sont une parfaite illustration. « Quand nous nous sommes mis ensemble, nous avons cherché et nous n’avons pas trouvé de logement abordable. C’est ainsi qu’un déménagement a été décidé ailleurs (Montreuil, en proche banlieue parisienne). Pourtant nous travaillons tous les deux, nous n’avons pas d’enfants et nous ne sommes pas des miséreux ». Le couple avait même des garanties provenant de leur famille respective.

 

Reportage réalisé par Moussa DIOP

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