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Khaby Lame, l’homme qui trône sur la galaxie TikTok

Khaby Lame, l’homme qui trône sur la galaxie TikTok

Comment les nouvelles idoles des jeunes monétisent leur notoriété. – En à peine plus de deux ans, le jeune Italien d’origine sénégalaise s’est imposé comme le tiktokeur le plus suivi au monde. Histoire d’un engouement planétaire.

De l’art de transformer un problème en une opportunité. Lorsque le jeune Khabane Lame, 20 ans, voit s’abattre sur le monde une pandémie sans précédent, aucun financement public ne vient sauver l’entreprise dans laquelle il travaille. Sans diplôme, il a enchaîné les petits boulots de serveur, de maçon, de laveur de vitres jusqu’à se retrouver, dans une usine, au poste d’ouvrier chargé de piloter une machine à commande numérique. Du jour au lendemain, en ce funeste mois de mars 2020, il est licencié et se retrouve enfermé chez lui, comme des centaines de millions de gens sur la planète.

A une vingtaine de kilomètres au nord-est de Turin, dans les barres HLM de la cité de Chivasso, il aurait toutes les raisons de se ronger les ongles. Mais « Khaby », comme on le surnomme, a envie d’en profiter pour se consacrer à un vieux projet : faire rire avec des vidéos postées sur les réseaux. Depuis toujours, il a tenu le rôle du pitre parmi ses camarades. Quitte à enchaîner les mauvais résultats scolaires et redoubler à deux reprises.

Regard ahuri
Tandis que son père le pousse à faire des démarches pour trouver rapidement un autre job, le vidéaste amateur commence par échouer – ses vidéos sur Youtube, tournées avec quelques amis, n’ont enclenché qu’une poignée de visionnages, noyées dans le grand océan du divertissement mondial. Puis il s’essaie à TikTok. Décollage immédiat.

Quatre ans plus tard, Khaby Lame trône au firmament des tiktokeurs. Avec 162 millions d’abonnés à son compte sur la plateforme chinoise, l’Italien issu d’une famille nombreuse et arrivé du Sénégal à l’âge d’un an a ravi dès juin 2022 la première place du podium mondial à la jeune Américaine Charli d’Amelio, connue pour ses chorégraphies. La recette de ce succès aussi fulgurant qu’inattendu ? Des vidéos désarmantes de simplicité.

Ouvrons la page TikTok de Khaby Lame. On y trouve de courts sketchs basés, pour la grande majorité, sur le même principe. D’abord, l’extrait d’une autre vidéo trouvée sur Internet – le plus souvent, un de ces « life hacks » proposés par des experts autoproclamés qui pullulent sur les réseaux sociaux : y est proposée une méthode soi-disant révolutionnaire pour effectuer une tâche banale du quotidien ou résoudre un problème d’apparence inextricable.

Dans la foulée apparaît Khaby Lame, les yeux écarquillés, manifestement atterré par ce spectacle. Sans dire un mot, il effectue la même tâche mais de la manière la plus simple du monde. Rien n’est verbalisé mais le regard ahuri du protagoniste ne laisse aucun doute sur le message qu’il cherche à faire passer : « La vie ne devrait pas être aussi compliquée ! » Muet mais explicite, Khaby Lame a trouvé une façon de se moquer, sans acrimonie, d’un monde trop souvent superficiel pour être pris au sérieux.

Perplexité
Exemple ? Paniquée, une jeune femme est coincée car un petit malin a utilisé un cadenas pour attacher son sac à dos à un poteau. L’air stupéfait, Khaby Lame rejoue la scène, retire le sac de son dos d’un simple geste des bras et s’esquive. CQFD. Un autre ? Voici une publicité pour un étrange robinet portatif permettant, au moyen d’un bouton, de remplir un verre d’eau sur sa table de nuit, à la moindre insomnie.

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Même mimique, entre volonté de pédagogie et désarroi devant l’absurdité de ce monde, de Khaby Lame qui, depuis son lit, s’applique à ouvrir une bouteille d’eau pour se servir un verre. A l’ancienne. Un dernier, le plus célèbre : avec lenteur, Khaby Lame pèle une banane après avoir diffusé les images d’une personne s’évertuant à faire de même avec un couteau de cuisine.

Autant l’avouer : découvrir Khaby Lame lorsqu’on n’a pas les codes de TikTok peut susciter une forme de perplexité. On sourit volontiers à la vue de ces petits sketchs. Mais rien de désopilant pour autant. Vous avez dit 162 millions d’abonnés ? Un élément d’explication se devine aisément : avec ses récits muets, Khaby Lame a inventé la formule magique sur une plateforme mondialisée.

Parfois comparé à Buster Keaton ou à Charlie Chaplin, l’humoriste a non seulement ressuscité une tradition du mime ancré dans l’histoire de l’Italie avec la comedia dell’arte. Il a surtout trouvé la méthode pour abolir les frontières et avoir un accès immédiat à tous les marchés. Une idée dont se sont inspirés, depuis, plusieurs créateurs sur TikTok.

Du pain bénit pour les algorithmes
Mais l’absence de barrière linguistique ne suffit pas à expliquer un tel engouement planétaire. Pour en percer les ressorts, rien de tel que d’interroger des spécialistes de TikTok. C’est le cas de Mathéo Polatian, cofondateur de l’agence de communication Utopia travaillant spécifiquement sur cette plateforme. Pour lui, le succès de Khaby Lame tient aussi à la façon dont ses créations ont été repérées et poussées par l’algorithme de TikTok.

« Le but d’une telle plateforme est de promouvoir les vidéos qui sont capables de retenir les gens suffisamment longtemps. Or celles de Khaby Lame commencent toujours par une première vidéo qui sert d’accroche : on la regarde en se demandant de quelle façon il va réagir par la suite, ce qui nous oblige à attendre un peu. » Mieux : il arrive que les utilisateurs, après avoir regardé la vidéo en entier, jettent à nouveau un oeil sur son début pour bien comprendre le propos de l’humoriste. C’est donc, en partie, la force de ce « hook », selon le terme consacré, qui a permis au jeune Italien de connaître très vite le succès, car il a généré un temps de visionnage élevé.

A cela s’ajoute une signature marketing forte. Car en plus d’écarquiller les yeux d’une manière qui n’appartient qu’à lui, Khaby Lame termine ses vidéos en déployant ses deux mains d’un coup sec, paumes vers le ciel, en montrant la solution toute simple qu’il vient de proposer. « Ce geste est devenu comme un code que tous les jeunes comprennent », explique Mathéo Polatian, qui fait ici le rapprochement avec la façon dont le rappeur Jul reproduit, avec ses dix doigts, le logo de son nom, d’une manière comprise par toute une génération.

Triomphe de la simplicité
Quant au personnage de Khaby Lame, il a réussi à incarner quelque chose de simple, rompant avec les codes des réseaux sociaux traditionnels, en particulier ceux issus du monde un peu trop tape-à-l’oeil d’Instagram. Ses productions se démarquaient, dès le départ, par leur caractère rudimentaire. On y apercevait un intérieur modeste, les lumières et le décor étaient totalement négligés : sans être le créateur de cette tendance très caractéristique de TikTok, Khaby Lame en a été l’une des incarnations les plus manifestes.

A cela s’ajoute son origine africaine, qui n’est pas pour rien dans ce vent de fraîcheur. Daryl Dikita, un tiktokeur qui publie des vidéos humoristiques tout en s’essayant au métier d’acteur, insiste sur cet aspect : « Etant noir moi-même, j’ai eu de la sympathie pour lui car il démontre que le succès est possible, malgré les inégalités de chances qui perdurent. »

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Ce triomphe de la simplicité, personnifié par un jeune homme issu de l’immigration et ayant grandi très loin des beaux quartiers, a même été mis en scène par les abonnés eux-mêmes. C’est ce que raconte Mimi Kolado, qui produit également des vidéos sur TikTok. « Quand il a commencé à percer, TikTok était dominé par Charli d’Amelio », se remémore-t-elle, ajoutant que « le public a organisé une sorte de compétition entre eux et voulait que Khaby dépasse Charli, qui représentait une certaine culture de la superficialité ». Selon elle, « il y a même eu un moment où les gens regardaient à peine le contenu posté par Khaby Lame, ils voulaient juste qu’il gagne ce match parce qu’étant issu d’un milieu pauvre, il leur donnait de l’espoir. »

Pour Bondy Kaye, chercheur à l’université de Leeds et coauteur d’un livre sur TikTok1, Khaby Lame a en fait été « emblématique d’un processus de maturation de la plateforme ». Touchant initialement un public extrêmement jeune et se résumant presque alors à un jeu de chorégraphies, elle voit aujourd’hui la moyenne d’âge de ses utilisateurs augmenter, et Khaby Lame a été un des agents de ce changement vers une identité moins puérile.

Star planétaire
Il reste que quatre ans après avoir émergé, le roi des tiktokeurs doit éviter un sérieux écueil : avec son succès phénoménal, « Khaby Lame n’est plus un influenceur, il est devenu une star », résume Mimi Kolado.

Ambassadeur pour la marque Boss, signant des contrats publicitaires avec des entreprises aussi variées que Barilla ou Google en passant par Pepsi ou la plateforme de cryptomonnaies Binance, Khaby Lame a très vite fait fructifier sa notoriété. Sa société aurait généré en 2023 un chiffre d’affaires supérieur à 16 millions de dollars. Il a multiplié les apparitions avec des stars américaines allant du basketteur Shaquille O’Neal à l’humoriste Trevor Noah ou encore l’acteur Will Smith, son idole absolue depuis qu’il est enfant.

Les grands noms du football aussi apparaissent dans ses vidéos, en particulier la star italienne Alessandro Del Piero.

Le rappeur Snoop Dogg, le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, lui ont envoyé des petits signaux de reconnaissance.

Et Khaby Lame, qui s’est astreint à apprendre l’anglais en quatrième vitesse, s’apprête à réaliser son plus grand rêve : devenir acteur.

Aux Etats-Unis, une comédie est en préparation, dans laquelle il tiendra le rôle d’un livreur de repas devenu, par hasard, agent de la CIA.

Pour Mathéo Polatian, Khaby Lame se retrouve donc dans une situation délicate. « C’est tout le problème des créateurs quand ils deviennent extrêmement populaires : ils doivent veiller à ne pas perdre leur identité initiale. » Après avoir produit des vidéos très léchées, Khaby Lame semble d’ailleurs avoir identifié cet écueil et se remet à privilégier une forme plus rustique. Il n’empêche : la croissance de son nombre d’abonnés s’essouffle. Difficile d’être le héros d’une production hollywoodienne tout en restant un humble tiktokeur dans sa salle de bains. Le risque ? Faire de trop d’opportunités… un problème.

(1) « TikTok : Creativity and Culture in Short Video », Editions Digital Media and Society Press.

Gabriel Grésillon

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