Le duo mythique d’origine sénégalaise parmi les pionniers de la World Music met fin à 10 ans de silence avec l’album « Lambi Golo », édité chez Soulbeat Records. L’occasion de réveiller bien des souvenirs.
La légende dit qu’en 1986, ils ont failli figurer sur le fameux « Noir et blanc » de Bernard Lavilliers.
Ce rôle a finalement échu au regretté chanteur congolais Nzongo Soul, décédé en janvier dernier à Paris. Les Touré Kunda, puisqu’il s’agit d’eux, ont pris leur temps, dix ans, pour sortir leur nouvel opus Lambi Golo qui, en wolof, signifie la lutte du singe (1) : « On attendait un bon distributeur et des partenariats fiables. Mais on était prêts depuis longtemps ! » nous rassure Sixu Tidiane Touré, le sourire aux lèvres. Né en 1950, avant les Indépendances, celui qui est le plus réservé des deux Touré n’a que vingt-deux jours d’écart avec son exubérant frère Ismaël dit Ismaila. Si Ismaila porte des lunettes depuis le début de leur association, Sixu Tidiane, le crâne rasé, a depuis longtemps coupé les dreadlocks qu’il arborait fièrement sur la pochette de Toubab bi.
Sur ce disque d’or de 1986, on pouvait aussi voir leur frère cadet Ousmane. Mais si les Touré, originaires de la Casamance, au sud du Sénégal, en sont arrivés là, c’est grâce à l’apport du quatrième frère, l’aîné Amadou : « On peut dire que ce sont des graines qui ont germé grâce à Amadou », raconte Ismaila. « Il était presque comme notre oncle. C’est quelqu’un qui a tenu tête à toute la famille Touré qui ne voulait pas qu’il fasse de la musique. Ce n’était pas bien vu. Nos parents nous disaient que c’était satanique. Comme il s’est entêté à jouer, il nous a transmis le virus. »
Sixu Tidiane poursuit : « À l’époque, on était à l’école. On l’a vu faire avec sa guitare. On était fascinés par sa voix perçante qui montait et descendait. » Le parcours du grand frère Amadou sera, hélas, de courte durée. En janvier 1983, il meurt d’un arrêt cardiaque lors d’un concert parisien à la Chapelle des Lombards.
Des débuts difficiles
La genèse de Touré Kunda en 1977 ne fut pas non plus un long fleuve tranquille. Ismaël relativise. « Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années », cite-t-il. Son frère Sixu Tidiane se souvient : « Je travaillais au Sénégal pour une ONG qui formait aux nouvelles pratiques agricoles. Mon frère Ismaël, qui était en France depuis 1975, m’a dit de le rejoindre. Au bout de deux ans, j’ai accepté. Ça a été dur ! Je lui ai dit Une galère pareille je n’ai jamais connu ça ! Je vais rentrer ! Il m’a répliqué: Mais tu es fou ! Il faut qu’on se serre la ceinture et qu’on avance ! »
C’est le choc culturel entre la France et le Sénégal qui décourage Sixu : « En France, les échanges entre les gens n’avaient rien à voir avec ceux qu’on a au Sénégal. Malgré tout, on voulait continuer à pousser la porte. Heureusement qu’il y avait mes deux frères. Si j’avais été seul, je serais reparti au pays ! » Après un premier album aujourd’hui malheureusement introuvable, Ismaila et Sixu, les deux frères, optent pour le nom de Touré Kunda. « Touré en soninké, notre langue maternelle, c’est l’éléphant. Quand les éléphants sont plusieurs, on dit tourou », résume Sixu Tidiane. « C’est notre animal fétiche parce qu’il suffit de voir sa force ! Dans toute la Casamance, chaque nom de famille se termine par Kunda qui signifie la concession : Chez les Touré. »
Pionniers de la sono mondiale
Pour Touré Kunda, l’acte fondateur reste un fameux concert organisé cette année 1977 à l’hippodrome de Pantin par Mamadou Konté, le fondateur du label Africa fête, décédé en 2007: « On a senti la curiosité des Français », se rappelle Sixu Tidiane. « Ils avaient envie d’écouter notre musique. Je crois qu’on est venus à un moment où il fallait qu’on soit là.
À l’époque, la musique africaine n’était pas connue en France. Pourtant, on avait des aînés tels Pierre Akendengue, Francis Bebey, Manu Dibango… Je ne sais pas pourquoi, mais les Français ont marché sur notre son. Au fil des mois, notre nom a fini par s’installer. »
Les frères griots ont été pionniers en fusionnant allègrement le reggae, les musiques du sud du Sénégal, la salsa et le rock. Ismaila se remémore son propre éveil musical aux abords des mangroves de sa région : « À l’époque où les Indépendances se sont mises en route, il y avait une radio qui s’appelait Radio-Congo. Je devais avoir 11 ou 12 ans. On entendait toutes les informations venant de France et d’Europe vers l’Afrique. C’était une radio africaine avec un grand soubassement musical. Il y avait les musiques congolaises, gabonaises, sénégalaises, mais aussi de l’accordéon ! Il y avait de tout. On en a profité et on s’est servi autant qu’on voulait ! »
Par son travail de défricheur, le groupe a servi de boussole pour d’autres artistes africains qui se sont imposés dans le paysage musical international : « On a eu la chance d’être parmi les premiers, mais on ne s’est pas fermés », précise Sixu Tidiane. « Dans les années 1980, la musique africaine a commencé à être un sujet d’intérêt des maisons de disque. Maintenant, ça intéresse tout le monde ! » ajoute Ismaila.
En 1984, la grande tournée africaine Paris-Ziguinchor accouche d’un double album qui s’écoule à deux cent mille exemplaires et permet surtout de créer des liens avec les artistes du continent.
Pour Sixu Tidiane, l’idée était simple. « Il y avait nos frères et sœurs en Afrique qui voulaient faire ce qu’on fait. Mais il y avait (et il y a toujours) des restrictions pour faire de la musique hors du continent. Alors, on a fait de grands shows au Sénégal, en Gambie, en Côte d’Ivoire, au Mali en invitant sur scène les Angélique Kidjo, Salif Keita… pour leur montrer que c’était possible.
Youssou N’Dour, qui était dans le coin, est parti en Europe par la suite. Aujourd’hui, on trouve de la musique africaine partout. Le jardin est vaste. Beaucoup de fleurs ont éclos ! »
Audran Sarzier