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La France et nous (contribution de Tierno Monénembo)

CHRONIQUE. Alimenté par des douleurs issues du passé colonial, le sentiment anti-français est maintenant bien explicite. Mais comment en est-on arrivé là ?

Paradoxal ! L’irruption dans les années 1960 de l’avalanche des indépendances n’a pas éloigné la France de ses anciennes colonies. Au contraire, les liens se sont raffermis, diversifiés, complexifiés. Les liens économiques ont débordé des sphères traditionnelles de la banane et de l’ananas, du café et du cacao pour atteindre les zones plus sophistiquées du pétrole et du gaz, des métaux rares, de l’uranium et de l’économie numérique.

Évolution

Mais ce sont les relations culturelles et humaines qui ont subi l’essor le plus fulgurant. Aujourd’hui, le petit Noir, le petit Arabe de France ne sont plus des immigrés, ce sont des Français à part entière. Les dieux du stade ne s’appellent plus Kopa, Just Fontaine, Platini ou Rochereau. Ils s’appellent Zidane, Benzema, Mbappé et Pogba. Bon nombre de personnalités politiques portent des noms à consonance africaine : Safia Otokoré, Rama Yade, Rachida Dati, Sibeth N’Diaye. Les nègres et les bougnoules d’antan ne rasent plus les murs. Ils donnent des ordres à l’Élysée, ils sévissent dans les cabinets ministériels, ils siègent au Palais-Bourbon. Même si demain, les Le Pen venaient au pouvoir, ces gens-là resteraient en France et plus français que jamais.

L’évolution est tout aussi significative, de l’autre côté de la Méditerranée. Les Africains parlant français sont dix fois plus nombreux qu’au temps colonial. Et à force de se gaver d’attiéké et de n’dolé, les Français de Dakar, de Niamey et d’ailleurs ne pigent plus rien à la neige.

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On voudrait se mettre à rêver. On voudrait se dire que le monde est nouveau ; que les démons du passé ne sont plus qu’un lointain souvenir. Lointain souvenir qu’hélas, nous rappellent souvent et de la manière la plus brutale, les mœurs douteuses de la Françafrique. Faudra-t-il donc toujours que la politique, cette incorrigible traînarde, accuse des années-lumière de retard sur la vie ?

La vie, en l’occurrence, s’avérait d’autant plus prometteuse que les liens historiques ne souffrent pas de cette chape de rancune et de fiel que connaissent par exemple le Japon et la Corée, les Africains, par nature, n’étant pas rancuniers. On aurait pu facilement tourner une page et en ouvrir une autre. Il a manqué à ce noble projet et les idées et les hommes.

Un vent mauvais ?

Hâtivement conçue dans les tranchées de la guerre froide sur la base de relations personnelles et en dehors de tout contrôle parlementaire, la Coopération, comme on dit, a très vite dégénéré en un petit club mafieux qui roule pour lui-même et dans lequel seuls les barbouzes et les affairistes trouvent leurs comptes. Ce qui est surprenant ou plus exactement scandaleux, c’est que personne depuis 1960 n’a songé à y apporter une petite retouche. Aucune donnée nouvelle concernant le continent n’a encore effleuré les logiciels du Quai d’Orsay. À cet égard, nous avons été sidérés de constater l’aisance avec laquelle les socialistes (tous gouvernements confondus) ont porté les chaussons de leurs prédécesseurs. Quant au discours de Dakar, il est symptomatique de l’anachronisme avec lequel la France continue de gérer ses anciennes colonies. Qu’un président français plus jeune que moi aille s’adresser à des Africains du XXIe avec les idées de Renan et de Gobineau est très inquiétant. Inquiétant ? Pas pour l’Afrique. Pour Monsieur Sarkozy et peut-être pour la France.

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Il est temps de parler clair, de dire les vérités qui fâchent. Dans cette histoire de dupes, qui aide qui ? Qui a besoin de qui ? Sans l’Afrique, la France aurait-elle acquis un droit de véto aux Nations unies, aurait-elle bénéficié de la sécurité énergétique et minière qui est la sienne aujourd’hui ?

Le french bashing que l’on observe en ce moment ne provient pas des insuffisances de l’opération Barkhane. Elle vient de plus loin. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le malaise est sérieux et profond. Une politique routinière et étriquée a fini par produire un ras-le-bol général qui n’est pas près de s’apaiser. La crédibilité de la France est catégoriquement remise en cause. Et ce n’est pas en s’acoquinant comme elle l’a toujours fait avec des dirigeants inamovibles et corrompus qu’elle la renforcera.

 

Par Tierno Monénembo
1986, Grand prix littéraire d’Afrique noire ex-aequo pour « Les Écailles du ciel » ; 2008, prix Renaudot pour « Le Roi de Kahel » ; 2012, prix Erckmann-Chatrian et grand prix du roman métis pour « Le Terroriste noir » ; 2013, grand prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour « Le Terroriste noir » ; 2017, grand prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre.

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