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Etude : Familles africaines en France : parcours, liens et transformation identitaire

Etude : Familles africaines en France : parcours, liens et transformation identitaire
Introduction

La population immigrée d’Afrique subsaharienne a été relativement peu étudiée en France dans sa globalité. Pourtant, elle n’a cessé d’y augmenter au fil des décennies et surtout de s’y installer. C’est une immigration qui est devenue de plus en plus familiale, comprenant une proportion croissante de jeunes qui, pour la plupart, n’envisagent pas leur avenir dans un autre pays que la France. Elle reflète ainsi au plus près la diversité de l’Afrique subsaharienne sur le plan des aires géographiques, des cultures, des religions et des milieux sociaux.

Les résultats de l’enquête PRI (Passage à la retraite des immigrés ) a permis d’observer de nombreuses particularités des immigrés originaires du continent africain et notamment un sentiment de déclassement social plus fort, des liens au pays d’origine plus résistants à l’éloignement et une plus grande vulnérabilité aux inégalités et aux discriminations.

Le profil de l’immigration africaine en France est aujourd’hui très différent de ce qu’il était il y a encore une vingtaine d’années. Le paysan sahélien illettré, employé dans des secteurs non qualifiés n’en est plus la figure dominante.

Au niveau de la structure familiale, les originaires d’Afrique subsaharienne se différencient également de l’ensemble des immigrés et de l’ensemble de la population. Sur près de 100 000 familles dont la personne de référence était d’origine subsaharienne, 71% étaient des couples et 29% des ménages monoparentaux, soit 10% de familles monoparentales de plus que dans l’ensemble de la population immigrée. Comparé à la population totale, la monoparentalité est presque trois fois plus répandue parmi les immigrés d’origine subsaharienne.

Les familles africaines, qu’elles soient conjugales ou monoparentales, comptent plus d’enfants que la moyenne. 47% des familles conjugales ont plus de trois enfants contre 31% pour l’ensemble des familles immigrées et 12% pour l’ensemble des familles. 31% des ménages monoparentaux africains ont trois enfants et plus contre 23% chez l’ensemble des immigrés et 12% dans l’ensemble des ménages. Ces familles nombreuses connaissent souvent des situations précaires, en termes de ressources et de logement.

Au-delà de la diversité des origines, des milieux sociaux et des trajectoires des populations subsahariennes présentes en France, il semble qu’il y ait, parmi ceux qui sont arrivés adultes, des trajectoires communes empreintes de précarité professionnelle, en particulier des difficultés d’accès à des postes qualifiés. Qu’en est-il pour les enfants de ces générations ?

L’étude abordée ici a pour objectif de caractériser les liens générationnels parmi les ménages d’origine africaine, mais aussi les liens que les parents, immigrés eux-mêmes et leurs enfants bien souvent non immigrés, entretiennent avec les différents univers qui composent leur vie et fondent leur identité.

  • Ainsi le rapport à l’Afrique chez les jeunes change-t-il de consistance selon que les parents l’ont ou non entretenu ?
  • Les valeurs qui ont été ou non transmises d’une génération à l’autre induisent-elles des attentes différentes sur le plan personnel et des comportements différents sur le plan familial et social ?
  • Comment se transforme la conscience d’appartenance au fur et à mesure que le pays d’origine s’éloigne et que l’avenir, quelle que soit la manière dont il est perçu, semble devoir se construire essentiellement en France ?
  • Le fait de se retrouver dans un pays en situation de minorité incite t-il à se sentir proche de ceux qui partagent la même situation ?
  • Si la vieillesse et même la mort doivent se passer pour les gens de la première génération dans le pays d’immigration, quelle place gardera le pays d’origine dans le souvenir des générations à venir ?

Ce texte ambitionne d’apporter les premiers éléments de réflexion à ces questionnements, qui trouveront dans un travail ultérieur et collectif des réponses substantielles.

1. Objectifs et méthode de l’enquête

Les parcours migratoires africains sont moins bien étudiés que ceux des immigrés originaires d’Afrique du Nord ou d’Europe du Sud. Il a donc semblé nécessaire de leur consacrer une étude spécifique. Cette recherche vise notamment à approfondir les résultats obtenus dans l’enquête PRI, sur plusieurs aspects du vieillissement des immigrés et plus particulièrement sur les relations intergénérationnelles et les processus d’intégration.

Pour ce faire, nous avons réalisé une enquête qualitative auprès de deux générations, qui s’efforce de tenir compte de la diversité des populations immigrées d’Afrique subsaharienne. L’approche intergénérationnelle, permettant de confronter au sein des mêmes familles le ressenti et les points de vue d’enquêtés de générations différentes, nous est apparue la plus pertinente.

Le travail a été mené sur la base d’entretiens approfondis avec quarante quatre personnes appartenant à vingt deux familles originaires de treize pays différents représentant aussi bien les migrations de travail des années 1960 que les migrations plus instruites des années 1990 et 2000. À ces entretiens se sont ajoutés quatre entretiens de groupe, menés selon la technique du « focus group » avec un total de vingt-et-une personnes : un groupe de jeunes hommes et un groupe de pères, un groupe de jeunes femmes et un groupe de mères. Quelques entretiens avec des leaders associatifs et des responsables institutionnels ont permis de compléter le recueil des informations nécessaires à une compréhension de cette immigration.

Les âges et les itinéraires des personnes rencontrées reflètent d’assez près la situation globale de l’immigration subsaharienne. La majorité des personnes représentant la première génération d’immigrés est venue dans le cadre de l’immigration de travail ou comme étudiants. Plusieurs femmes sont venues dans le cadre du regroupement familial. Plus rares sont les personnes venues dans le cadre de l’asile politique.

2. La présence africaine en France

La présence africaine en France se consolide. Vue de France, l’immigration africaine est avant tout originaire d’Afrique du Nord. Les trois pays du Maghreb constituent les deux tiers des originaires du continent africain et 22% de la population immigrée dans l’Union européenne. Si l’on considère que l’Afrique du Sud constitue un cas particulier, les ressortissants d’Afrique subsaharienne vivant dans l’UE, que l’on peut évaluer à moins d’un million de personnes représentent 5% de l’ensemble des immigrés. Mais cette population a connu un fort accroissement au cours des dernières années. +45%, contre +17% pour les originaires d’Afrique du Nord. Ce taux élevé s’explique en partie par le fait que la base était numériquement faible. Si l’éventail des pays d’origine a toujours été très large en France, on remarque la croissance de plusieurs groupes nationaux dont les effectifs étaient jusque là assez limités (Congo, Madagascar). Il reste que seuls quatre pays, le Sénégal, le Mali, la Cote d’Ivoire et le Cameroun comptent en France plus de 50 000 ressortissants. La question des immigrés d’origine subsaharienne installés dans les pays de l’U.E de façon illégale est difficile à évaluer avec précision, étant donné les politiques d’expulsion qui les visent de façon récurrente.

D’une façon générale, la multiplication d’obstacles à la venue en  Europe et la politique d’expulsion des migrants aboutissent à renforcer le processus de sélection des migrants. Ceux qui parviennent en Europe, outre le fait qu’ils sont dotés d’une solide résistance physique, ont dans l’ensemble un bon niveau d’instruction et appartiennent souvent à des milieux sociaux assez aisés pour leur permettre de payer les coûts prohibitifs des voyages. Certaines professions qualifiées, en particulier dans le domaine de la santé sont fortement représentées parmi les migrants. 9% des médecins formés dans un pays d’Afrique subsaharienne auraient émigré vers un pays développé et 11% des infirmières.

À cette migration qualifiée, il faut ajouter un nombre croissant d’étudiants. En termes relatifs, les étudiants originaires d’Afrique subsaharienne restent les plus mobiles au monde. Dans plusieurs pays de cette région, le nombre d’étudiants inscrits à l’étranger est égal voire supérieur à celui de ceux qui étudient sur le territoire national. La plupart d’entre eux n’ont pas d’autre choix que de partir à l’étranger, en raison de l’accès restreint aux universités nationales ou du niveau insuffisant de l’éducation. La première destination est l’Europe, les étudiants se rendent principalement en France (21%), au Royaume-Uni (12%) et, dans une moindre mesure, en Allemagne (6%) et au Portugal (5%)7 .

2.1. D’une immigration de travailleurs non qualifiés à une immigration diversifiée

Avant le milieu des années 80, c’est une immigration de travailleurs particulièrement peu qualifiés, à dominante masculine qui s’est s’imposée en France. Ils se dirigèrent vers les emplois jugés les moins attractifs : nettoyage, voirie, manutention. À la voirie parisienne, ils représentaient au milieu des années 1970, neufs éboueurs sur dix.

En matière de logement, la mise en place d’une organisation communautaire dans des immeubles squattés présentant des risques de dégradation et de sinistre a conduit l’État à encourager la reprise en gestion de ces immeubles par des associations spécialisées, chargées d’en faire des foyers de travailleurs (Aftam, Soundiata nouvelle). Celles-ci ne parviendront jamais à imposer un mode de vie « conforme » aux lois sur l’habitat collectif et devront s’accommoder d’une sur-occupation récurrente des foyers et de la présence d’activités en principe interdites dans des logements. Malgré la vétusté et l’insalubrité de nombre de ces foyers, il s’y est élaboré une vie communautaire inspirée des structures de la société d’origine avec une économie de redistribution à travers des activités de commerce, d’artisanat et de restauration. Apparaissent les premières associations villageoises qui joueront par la suite un rôle très important dans les transferts de fonds, la réalisation d’équipements ou le rapatriement des corps vers le pays d’origine. Le lien est fort entre les communautés implantées en France et le pays d’origine, les hommes réalisent de nombreux aller et retours avec le pays d’origine.

Du côté des pouvoirs publics, une série de lois, visant à renforcer les difficultés d’accès en France pour les familles africaines nombreuses et à l’interdire pour les familles polygames, vit le jour dès le début des années 90. Ces lois n’ayant qu’un effet rétroactif différé à cinq ans, ont produit une multiplication des situations irrégulières. Ce sont surtout des femmes et des enfants entrés en France en dehors du regroupement familial légal qui ont été concernés, qu’on trouvera dans les mouvements de sans-papiers dans les années 90 et 2000.

Si les immigrés africains ne sont pas concernés dans leur ensemble par les situations de précarité, celle-ci persiste néanmoins de façon marquante, surtout auprès des jeunes qui connaissent l’échec scolaire, les difficultés d’entrée dans le monde du travail et l’attraction de la délinquance. Les phénomènes de ségrégation urbaine n’ont pas disparu, les foyers sont toujours en sur-occupation, leurs résidants rencontrant une situation d’emploi plus difficile encore que celle connue par la génération précédente, comme le confirment certains entretiens menés dans le cadre de cette recherche. L’accès au logement social s’avère difficile pour nombre de familles, trop pauvres, trop nombreuses et trop « hors normes » sur le plan administratif et du mode de vie.

Pour finir, le visage de l’immigration africaine dans la France des années 2000 s’est modifié. Les paysans illettrés, non qualifiés, ont laissé leur place à de nombreux ressortissants de pays africains considérés comme riches, producteurs de pétrole ou exportateurs de denrées agricoles. Plus instruits, ces nouveaux immigrés comptent également des proportions de femmes très importantes, parfois supérieures au nombre d’hommes.

La population sub-saharienne est plus jeune que l’ensemble de la population immigrée. Sa structure familiale se différencie par la sur représentation de ménages monoparentaux : 30% des familles sont monoparentales (contre 20% pour l’ensemble des immigrés et 12% dans la population totale). Ce phénomène reflète les difficultés conjugales qui existent au sein de ces populations, en raison de problèmes d’adaptation à un contexte où le couple devient autonome par rapport à la famille étendue et doit gérer sa vie interne sans pouvoir compter sur l’arbitrage et l’appui de sa parentèle. Les chefs de ménages monoparentaux africains sont, pour la plupart, des femmes divorcées.

Ce sont ces aspects familiaux que nous allons aborder, avec l’étude des modes d’adaptation et de transmission des immigrés en provenance d’Afrique subsaharienne et la possibilité qu’ils ont trouvée d’allier les codes des sociétés d’origine et d’accueil.

3. La famille en transformation

Nous avons choisi de procéder en deux temps, d’étudier en premier lieu le discours des parents puis de le confronter à celui de leurs enfants, jeunes adultes.

3.1. Du côté des parents : respect et obéissance

Les hommes interrogés sont comme beaucoup d’hommes peu bavards sur les questions familiales et domestiques, mais tous parlent du respect dû aux adultes. La conscience de la différence de ce modèle est très vive et chacun en parle.

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Nasser, un malien de 69 ans, employé à la ville de Paris nous dit :

« on ne disait jamais non à ses parents et aux adultes ».

Cette obéissance, l’enfant la doit à ses parents, mais aussi à tous les aînés. Elle s’inscrit dans un des modèles classiques de la famille élargie, de la grande famille qui caractérise les sociétés africaines que les ethnies soient matrilinéaires ou patrilinéaires .

Parmi les femmes rencontrées lors d’un entretien de groupe, on distingue le décalage entre les deux visions « pays d’origine » vs « pays d’accueil » du rapport à l’enfant qui s’opposent parfois.

En France, l’enfant est protégé par la loi française contre toute forme de maltraitance, y compris parentale. Une jeune femme fait part de son incompréhension :

« La jeune fille va aller à l’école, elle va à l’assistante sociale et les parents se retrouvent en salle de tribunal. J’ai pas fait mon enfant pour me retrouver au tribunal … J’ai le droit, c’est mon cœur, c’est mon sang ».

Pour elle, c’est le monde à l’envers, la justice, se situant, selon son discours, « contre » les parents qui désormais disent en « avoir peur ». De plus, dès que l’enfant est majeur, les parents n’ont plus de prise sur lui alors qu’en Afrique, cet âge-là ne constitue pas un cap.

Pour Anissa, 20 ans, française d’origine sénégalaise

« la loi française, protège trop les mineurs et ils en abusent, ils font ce qu’ils veulent. Les parents sont vus comme des incapables ; des gens qui peuvent pas élever leurs enfants alors que si eux ils élevaient leurs enfants comme ils ont été éduqués, ça se passerait bien ».

Ce témoignage reste cependant isolé et ne semble pas représenter un point de vue dominant. Quoiqu’il en soit, il se heurte à l’éducation plus souple donnée en France, où le dialogue prévaut et où l’on encourage la proximité des générations, tant corporelles que spatiales. Les façons éducatives africaines ne sont plus acceptées en France, au regret des parents. Mais en Afrique disent les parents, l’enfant n’est jamais seul. Il y a toujours quelqu’un pour préparer un repas, le surveiller, alors qu’en France, la double responsabilité pesant sur les mères (matrifocalité) rend difficile l’éducation des jeunes enfants qui sont souvent livrés à eux mêmes. Ces mères pensent cependant que le dialogue avec les enfants est une nécessité. Plusieurs d’entre elles critiquent ces femmes africaines qui « font comme au pays » et s’occupent trop de leurs maris et pas assez des enfants. Naviguer entre les deux styles éducatifs apparaît comme une obligation pour tous les parents, parce qu’ils souhaitent aussi assurer une forme de transmission culturelle.

3.1.1. Différents sujets de transmission

La transmission intergénérationnelle emprunte de multiples voies et le mode d’éducation n’en est qu’un exemple ; la culture concerne aussi la connaissance de la langue, de la cuisine, traits que les enquêtés peuvent vouloir conserver, tant pour la mémoire familiale de leurs origines que pour faciliter la présence –même intermittente- de leurs enfants lorsqu’ils se rendent en Afrique. Est concernée aussi la transmission du patrimoine qui constitue d’une manière ou d’une autre une forme d’ancrage dans le pays d’origine.

Généralement, les parents africains tentent souvent de transmettre l’histoire de leur pays, de leur famille, mais cette transmission se fait davantage par les va-et-vient de la parentèle entre les deux pays. Le métissage est d’ailleurs relativement fréquent en Afrique, on a parfois tendance à considérer l’ensemble subsaharien comme un tout homogène, mais il n’en est rien. Le choc des cultures ne concerne pas seulement la rencontre Afrique-France, mais les différents pays ou ethnies d’Afrique.

La transmission religieuse est plus ou moins forte, on l’observe particulièrement chez les Comoriens et les Maliens musulmans, aussi dans certaines familles catholiques. La plupart des parents font des efforts pour maintenir et transmettre la pratique religieuse. Lucie dit que si elle n’avait pas fait baptiser ses enfants, elle serait accusée de « tuer la famille ». Dans l’ensemble, les jeunes ont une pratique plus relâchée que la génération aînée, plus investie.

La transmission patrimoniale s’observe parmi les immigrés les plus aisés, mais dans des conditions différentes de ce qui se passe en France, droit de propriété et d’usage étant souvent confondus en Afrique. Lorsqu’un appartement ou une maison y sont construits, il est occupé par des frères et sœurs restés au pays : le migrant considère alors que ce qu’il devrait envoyer chaque mois à ses frères et sœurs est ainsi soldé par ce prêt. En échange, le parent resté en Afrique considère qu’en occupant la maison de son frère, il la protège contre les risques de détérioration, de vols ou de squats.

3.1.2. L’importance de l’école

En dépit de l’hétérogénéité des familles (certains enquêtés sont illettrés, d’autres poursuivent des études supérieures), le consensus se fait autour de l’importance de la scolarité des enfants. Il n’est pas toujours nécessaire de disposer d’un capital culturel pour assurer la réussite scolaire de ses enfants.

Amadou, 65 ans, né au Burkina-Faso, observe avec fierté l’accession de sa fille à Sciences Po :

« Moi et ma femme, on n’est jamais allé à l’école. Quand je vois le niveau d’études où sont mes enfants, ma fille qui est à Sciences Po, je me dis qu’en Afrique, je n’aurais jamais pu les amener là ».

La limite de cette situation, est qu’elle crée une attente forte en laissant croire que l’école sera en mesure de garantir de bons résultats à tous, ce qui n’est évidemment pas le cas. Ces attentes contradictoires par apport à l’école ont déjà été observées9 : 69% des immigrés d’origine africaine souhaitent que leurs enfants fassent des études jusqu’à 20 ans et plus (contre 55% de l’ensemble des immigrés) mais seulement 29% pensent qu’un diplôme peut être utile pour trouver un emploi (contre 35%).

Ce décalage entre le niveau d’études et le niveau d’emploi et cette contradiction entre les aspirations en matière d’instruction des enfants et les espoirs de les voir trouver du travail sont l’expression de difficultés temporaires et d’une ambition limitée, caractéristique d’une population d’implantation récente dans un pays d’accueil ou si cela ne traduit pas plutôt une situation d’inégalité plus durable et de scepticisme quant à l’égalité des chances prônée par la République.

3.1.3. Des mères vaillantes

Le resserrement de la famille sur le couple et les enfants est une des conséquences premières de la migration et peut être mal vécue. La monoparentalité, particulièrement répandue parmi les familles subsahariennes a aussi émergé de l’ensemble de nos entretiens. Même dans le cas où le mari existe, il apparaît comme effacé, peu présent dans la vie de famille. Le divorce est parfois le fait des femmes elles-mêmes, comme Lucie ou Juliette, qui ont repris leur destin en main et celui de leurs enfants, une fois arrivées en France. Mariées parfois contre leur gré, elles ont divorcé, ou bien elles ont un compagnon régulier qui semble assez absent, acquérant du même coup statut social et indépendance.

La plupart des femmes rencontrées ont assumé seules, l’éducation de leurs enfants, les contacts avec l’administration, tout en travaillant et en maintenant le lien avec le pays d’origine. Dans leurs récits, revient souvent la mention d’associations de soutien du côté féminin, entre mère et grand-mère, mère et fille, mère et sœur pour aider si la proximité résidentielle le permet. De plus, ces femmes se sentent responsables de leur parentèle restée au pays et leur envoient régulièrement de l’argent. C’est d’ailleurs souvent un moment difficile de l’entretien, lorsque apparaît concrètement une sorte d’écartèlement entre les enfants en France et une mère veuve ou le reste de la famille au pays, la nécessité voire l’obligation morale de se préoccuper du bien être de tout ce monde, à proximité comme à distance.

Huguette 53 ans, formatrice professionnelle, originaire du Bénin, divorcée, a élevé seule ses trois enfants :

« J’ai été douce comme maman, et en même temps j’ai sévi … C’est l’éducation que j’ai reçue, que j’ai transmis en fait. Je frappais aussi (rires). J’ai frappé mes enfants, oh des tapes dans le dos, ça vole ! Puis, quand je ne tape pas, je menace, j’ai tendance à crier, ma voix porte beaucoup donc … Et puis en même temps, les enfants n’ont pas été privés. J’ai fait ce qu’une mère pouvait faire ».

Sa fille Leslie, 24 ans, éducatrice spécialisée, confirme :

« ma mère a été mère et père en même temps, elle a été obligée d’assumer les deux rôles, elle a été dure mais aujourd’hui je trouve que c’était juste. Elle ne nous a jamais tapé pour rien ou elle a son éducation à l’africaine où on donne un coup de fouet à un enfant qui fait une bêtise ou qui a une mauvaise note ou qui répond … On a quand même été élevés à la dure c’était comme ça et pas autrement, si tu ne veux pas manger, tu ne manges pas et le lendemain tu as la même assiette. Ça a été assez dur, on s’est pris des fois pas des coups pour rien. Pas comme j’ai appris avec mon métier, aujourd’hui avec le recul, je sais qu’il faut dire les choses aux enfants, expliquer, dire le pourquoi du comment. Il n’y a pas eu ça chez moi. Mais en même temps ma mère est très aimante, elle est très « câlin », voilà c’est notre maman ».

Ces mères sont d’autant plus dures qu’elles sont seules face aux enfants, sans le soutien de l’entourage familial à proximité. Elle doit alors représenter toutes les fonctions d’autorité, de dialogue et d’affection, parfois difficiles à concilier. Elles sont parfois amenées, lors d’une vie conjugale bousculée, à laisser certains de leurs enfants au pays, qui est alors élevés par leurs grands-parents. Certaines d’entre elles qui ont exercé la profession de commerçante qui les obligeait à voyager souvent trouvaient également normal de laisser leur enfant aux soins d’une mère ou d’une tante.

Nous avons demandé aux mères si elles avaient donné une éducation spécifique selon le sexe à chaque enfant ou une éducation égalitaire. Souvent annoncée comme égalitaire, l’éducation donnée apparaît comme allégée pour les garçons du poids d’une contrainte : ceux-ci bénéficient en général d’une plus grande liberté de fait, parce qu’il est demandé aux filles, très tôt, de seconder leur mère dans les tâches domestiques. Comme les jeunes français, les garçons sont considérés comme moins capables de s’occuper des tâches domestiques (cuisine, linge, ménage). Mais les garçons en France, ne sont plus « les princes de la maison » comme on dit en Afrique. Il n’en reste pas moins que, comme partout ailleurs, les sorties des filles sont plus surveillées.

Souvent seules face aux difficultés qui ne manquent pas de les défier en France, enjointes de se conformer aux normes éducatives et scolaire, ces mères ont souvent été autoritaires. Les pères, même absents, conservent un lien fait d’autorité et de respect, plus particulièrement avec leurs fils. Fanta, 53 ans, originaire de Guinée, remarque que si un garçon réussit, on dit que c’est grâce au père, alors que s’il connaît un échec, c’est à cause de sa mère.

3.1.4. Être père : un état difficile

Plus rarement présents au sein des foyers enquêtés, fuyant parfois le foyer conjugal ou ne s’y retrouvant pas suffisamment valorisé, il manque au père la souplesse qui s’impose à la mère, dans la mesure où il suit rarement le quotidien des enfants. Souvent en difficulté face à sa position théorique d’autorité, mais aussi face à celle de composer un modèle professionnel et social valorisant aux yeux des enfants, il s’éloigne. Les rapports pères fils sont modifiés, ce dont les enquêtés sont bien conscients. Parmi les Maliens notamment, règne une grande distance entre pères et fils, cette attitude culturelle se trouvant renforcée par les conditions de travail des hommes qui ne facilitent pas le rapprochement avec les enfants. Moussa confie :

« c’est très rare de voir un père et fils faire une sortie ensemble ».

3.2. Du côté des enfants : prendre le meilleur d’ici et de là-bas

Une des principales caractéristiques du discours des « enfants d’immigrés » s’articule autour du sentiment d’entre deux. Entre deux pays, entre deux cultures, ou avec deux cultures, sans qu’il y ait toujours choix ou écartèlement entre les deux. Reflétant le discours des parents, ils disent la façon dont ceux-ci ont tenté de leur transmettre leur langue, leurs savoirs sur le passé comme les aspects de la culture africaine, telle qu’elle s’exprime à travers la cuisine.

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En France, les jeunes sont relativement à l’aise entre ces deux cultures, c’est plutôt lorsqu’ils sont en Afrique qu’ils ressentent la distance avec le pays que leurs parents ont quitté, se trouvant confrontés à des façons de faire dont ils connaissent finalement mal les codes. À ce moment là, l’image renvoyée par les cousins, les oncles, les grands parents ou bien l’Africain de la rue est toujours la même « vous êtes des français ».

3.2.1. Une éducation plus souple

En écho au refrain des parents qui disent ne pouvoir appliquer les mêmes préceptes que dans les pays d’origine, les jeunes reconnaissent avoir profité d’une éducation libre, bien plus que s’ils étaient restés en Afrique. Rares sont ceux ou celles qui s’en plaignent et prétendent qu’ils seront plus sévères avec leurs propres enfants plus tard.

C’est le cas d’une jeune mère pourtant, Aïssa, 27 ans, qui estime que son éducation a été trop laxiste et qu’elle donnera une éducation plus rigide à sa fille. Mais les filles se sentent dans l’ensemble libérées d’un poids, en cela qu’elles auraient été destinées à se marier plus jeunes et parfois sans possibilité de choisir leur époux si elles avaient grandi au pays. En France, un horizon professionnel s’ouvre devant elles. Certaines avouent avoir hérité des préceptes de sévérité de leur mère. Une d’entre elles, animatrice, reconnaît qu’elle est un peu dure :

« je pense quand même que je reste quelqu’un de dur, que l’exemple de ma mère est présent. Il y a des moments je sais que je suis un peu comme elle, un peu à dire « c’est comme ça et pas autrement ». Je pense que ce n’est pas un mal, mais qu’il faut adapter les choses à l’évolution. Avec ma petite nièce, je le vois je suis un peu dure. On me dit que j’ai une autorité naturelle, en centre de vacances ou de loisirs. Je pense que j’adoucirai un peu avec mes enfants ».

3.2.2. Deux univers contrastés

On rencontre de temps à autre l’idée que quand on est enfant d’immigré, il faut travailler plus dur que les autres, qu’il faut être reconnaissant à la France et en saisir la chance. Ce discours semble bien être emprunté aux parents.

Le sentiment de vivre entre deux cultures, les jeunes l’expriment après une visite en Afrique. Identifiés comme « français » ou parfois comme « blancs » à leur démarche, leur vêtement ou leur façon d’être, cette expérience les trouble énormément. Ainsi l’exprime Hassana, fille de burkinabés qui a découvert le pays de ses parents à l’âge adulte. Élève de Sciences Pô, désireuse de prolonger certains projets professionnels en Afrique, elle exprime son étonnement, voire son désarroi ainsi :

« Avec mes parents, on est partis au Burkina en 1993 et 1997. Je suis allée en stage en 2006 deux fois et une fois encore cette année. Je pensais depuis longtemps aller au Burkina. C’était de la curiosité. J’ai été surprise à mon arrivée. Je me suis sentie davantage française du fait que je ne connaissais pas les codes. Beaucoup de choses n’allaient pas. En France, je fume. Là-bas, c’est mal vu. La manière dont je m’adressais aux personnes âgées n’allait pas. J’étais choquée de ne pas avoir de vie privée. Tout le monde a l’impression d’être le cousin de tout le monde. Tout le monde savait ce que j’avais fait. À côté de cela, il y a une culture du secret. Le rapport à la mort, je n’ai pas compris. Il n’y a pas de pleurs. Les femmes ne vont pas au cimetière. On peut se marier à la fois à l’église et à la mosquée ».

En général, les jeunes souhaitent apprendre à leurs enfants la langue de leurs parents (parfois même l’apprendre eux-mêmes lorsqu’ils la connaissent mal). Nombreux sont les projets concernant le pays d’origine dont la pauvreté les choque.

Julia, 20 ans, dont les parents sont originaires du Niger, étudie la médecine et se demande quelle spécialité de médecine serait utile au Niger et se voit bien alterner période travaillée en France et période bénévole au Niger.

Un jeune d’origine comorienne qui s’est rendu dans le village de ses grands-parents à l’âge de 20 ans a été frappé par l’aspect à la fois « paradisiaque » et d’absolue pauvreté. Accueilli par sa grand-mère et par tout le village, il s’est entendu dire que l’avenir des Comores était entre les mains des jeunes qui vivaient en France. Il élabore un projet consistant à apporter aux Comores des bus et des cars de transports d’occasion afin de permettre à la population de se déplacer et aux jeunes de rejoindre les établissements scolaires.

Cette bonne volonté à l’égard du pays d’origine fonctionne un peu comme si le capital (culturel, intellectuel) acquis en France grâce à la migration et au labeur des parents allait être réinvesti dans le pays (pays qui en a besoin). La conscience des jeunes de génération reste frappée par les situations de misère qui ont poussé parents et grands-parents à s’arracher à leur milieu d’origine pour trouver les moyens de survivre en France. Leur destin aujourd’hui stabilisé en France, ils peuvent se représenter le traumatisme que fut ce déplacement d’un espace à l’autre et d’une culture à l’autre.

Karim, un jeune d’origine comorienne de 28 ans, éducateur spécialisé, précise qu’en poussant sa mère à partir, sa grand-mère lui demandait de subvenir aux besoins de sa famille, chassée de Madagascar vers les Comores. En lui disant :

« Va en France, tu trouveras du travail et tu m’aideras à vivre ou même toi, ça te permettra d’avoir une vie meilleure, parce que moi, je n’ai même pas la possibilité de t’aider ».

S’il n’en parle pas avec sa mère, il est parfaitement renseigné sur cette étape dans la vie de sa mère, difficile. Il en parle avec émotion comme « d’un sacrifice qu’elle a consenti, à 17 ans ».

3.2.3. Une minorité de comportements déviants

Le système familial qui amène l’enfant à accepter les contraintes imposées par le père ou la mère sans les ressentir comme injustes ou arbitraires peine à se reconstituer en situation d’immigration. Les parents élevés dans le cadre du patrilignage ne retrouvent pas en France auprès d’eux les grands-parents pour légitimer leur autorité ni les oncles et tantes pour l’équilibrer. Ils ont du mal à nuancer leur rôle éducatif, à imposer leur autorité par d’autres moyens que les injonctions inflexibles qu’ils ont coutume d’adresser à leurs enfants. Cela génère une certaine frustration affective chez les enfants qui se plaignent souvent de cette absence de dialogue.

Cela explique qu’il n’y ait pas de recours à une idéologie de retour aux racines, pas d’idéalisation fantasmée du monde des origines. Il n’y a pas de conscience large d’appartenance à une diaspora noire et pas de repli identitaire susceptible de se nourrir d’un sentiment général de discrimination. Pour autant, en ce qui concerne tout au moins les jeunes appartenant aux familles les plus défavorisées, il n’y a pas de fusion dans la société d’accueil par la multiplication des trajectoires d’assimilation individuelle.

La condition sociale de cette partie de la population issue des immigrations africaines demeure une condition prolétarienne dont le milieu de référence n’est plus le monde du travail mais l’univers des cités de banlieues. C’est dans cet espace là que se vit le quotidien pour les familles les plus précarisées avec peu d’espoir d’en sortir, même au fil des générations. Le problème des bandes d’adolescents africains qui se sont illustrées de manière violente au cours des dernières années n’est que le dernier avatar du vieux problème des bandes de jeunes de milieux défavorisés qui, au fil du temps, changent d’allure et de couleur mais ne sont pas porteuses d’une culture particulièrement originale par rapport à leurs devancières.

Pour ceux qui ne sont presque jamais allés au pays, ne comprennent plus la langue et sont étrangers à nombre de coutumes, il y a rupture avec la culture de la génération précédente. Les parents ont eux aussi conscience de ce fossé et disent qu’en immigrant ils ont à la fois perdu leur pays et leurs enfants. Ceux-ci, selon eux, ne seraient plus des Africains mais ne seraient pas devenus des Français pour autant. Les attitudes de remise en cause de l’ordre familial traditionnel de la part des jeunes provoquent chez les adultes un désarroi considérable. Beaucoup sont tentés d’en rejeter la faute sur la société d’accueil. Ils plaident pour qu’on leur laisse utiliser « leurs méthodes » en arguant que sans cela, leurs enfants tourneront mal et menaceront l’ordre public.

Des histoires d’intervention des services sociaux à l’intérieur des familles pour une simple réprimande faite à un enfant se colportent jusque dans les pays d’origine, avec les déformations et les exagérations propres à tout phénomène de rumeur. Le même scénario revient : des parents sont dénoncés à la police pour une gifle et sont menacés d’expulsion ; leurs enfants se sentent nantis de tous les droits et en profitent pour faire ce qu’ils veulent. Ces récits servent surtout à se disculper par rapport à un échec éducatif durement ressenti.

Enfin, il faut tenir compte du climat difficile régnant dans certains établissements de banlieue. Les enfants africains qui vivent souvent dans leur milieu familial des tensions pénibles dues au grand nombre de frères et sœurs, aux rivalités entre les coépouses ou à la précarisation économique du ménage ne disposent souvent que de l’espace scolaire pour exprimer leur désarroi devant une telle accumulation de problèmes.

On observe chez les Africains, comme au sein d’autres populations immigrées des différences de comportement vis-à-vis de l’école entre les garçons et les filles. Ces différences peuvent être le reflet des stratégies élaborées par les jeunes des deux sexes pour échapper aux rôles que la famille tente de leur imposer.

Pour les filles, la prolongation des études est le moyen de s’affranchir de l’autoritarisme des parents, de retarder l’âge du mariage et faire ainsi mieux accepter son choix personnel en matière conjugale.

Pour les garçons, au contraire, la prolongation des études retarde l’accès à l’autonomie économique qui est le seul moyen de s’affranchir du statut de mineur que les parents tendent à imposer sans égard pour la notion de majorité légale qui existe en France. Ce refus des contraintes scolaires culmine avec certaines attitudes violentes de la part d’adolescents contre tout ce qui représente l’institution scolaire.

Ce rejet de l’école est surtout la conséquence d’un rendez-vous manqué entre les parents africains et l’école de la République. Il s’est instauré très tôt une logique du malentendu, liée à des conceptions très différentes de l’autorité et des rapports entre adultes et enfants. Ces difficultés, spectaculaires et médiatisées ne concernent toutefois qu’une proportion assez limitée des jeunes d’origine africaine vivant en France. Il s’agit surtout des familles dans lesquelles les pères ont voulu maintenir des traditions qui les mettaient en porte-à-faux par rapport aux exigences de la vie en France. Cela les a amenés à se disperser entre la France et l’Afrique ou entre plusieurs ménages, à privilégier les investissements dans le pays d’origine au détriment des besoins actuels de leurs enfants et en fin de compte à être très peu présents auprès d’eux.

Le fait de se retrouver dans des quartiers cumulant les problèmes sociaux a été un handicap supplémentaire. Notre recherche qui a peu touché des familles ayant un tel profil a tendance à montrer a contrario que, quand les parents ont un capital culturel élevé, leurs enfants parviennent à un parcours scolaire satisfaisant. Mais elle montre aussi que même avec des parents illettrés, ou avec une mère seule, contrainte de beaucoup travailler et d’assumer l’ensemble des responsabilités, des jeunes peuvent être également fiers de leurs parcours.

 

Rémi GALLOU et Sabrina AOUICI – CNAV (Paris-France)

 

 

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