Au foyer de travailleurs migrants de la rue Bara, à Montreuil, des résidents maliens reviennent sur le scrutin présidentiel qui a vu la réélection d’Ibrahim Boubacar Keïta.
«Ensemble pour le Mali», promet l’affiche électorale. Coiffé d’un kufi blanc, le président Ibrahim Boubacar Keïta, dit «IBK», sourit. Il a de quoi : il vient d’être réélu président de la République, avec 67% des suffrages, contre 33% pour son adversaire Soumaïla Cissé, selon les résultats officiels rendus publics le 16 août.
Cachée derrière l’étal où sont exposés cartouches de Marlboro et épis de maïs braisés, l’affiche ne semble pourtant pas intéresser grand-monde. Ici, dans le foyer pour travailleurs immigrés de la rue Bara à Montreuil, dont une majorité de résidents sont de nationalité malienne, peu sont allés voter pour le second tour, le 12 août. Comme le reste de la communauté malienne d’Ile-de-France : seul 1 électeur sur 4 s’est déplacé au premier tour dans les dix bureaux de vote mis à disposition par le consulat. Un chiffre encore plus faible qu’au Mali, où la participation au second tour est à peine supérieure au tiers des électeurs inscrits (34,5%).
A deux pas des portes en acier vert du foyer, Mohammed Seydi et Sacko devisent dans la rue. Selon eux, devant la perspective de fraude électorale, beaucoup d’électeurs n’ont pas jugé utile d’aller voter : «Le Mali est un pays pauvre, si tu ne travailles pas tu ne manges pas. Alors les gens ne vont pas perdre une journée de travail pour rien changer.» Seydi évoque des «magouilles» : «IBK a payé des gens pour voter, des paysans auxquels il a donné 2 000 francs CFA [3 euros]. Tout ça avec des fonds publics.»
Cheveux poivre et sel, Boubacar Sow est convaincu de l’irrégularité du scrutin : «Dans les régions du Nord, beaucoup de gens se sont réfugiés en Mauritanie ou au Niger. Et pourtant, des villages entiers ont voté pour IBK, alors qu’ils sont déserts !» Une analyse partagée par beaucoup au foyer, mais certainement pas par Traoré Madimousa. Assis un peu plus loin sur un scooter, il est fier d’avoir voté IBK et balaie les accusations d’un revers de la main : «Les élections, c’est comme un match de foot : quand une équipe perd, elle dit que c’est la faute de l’arbitre.»
«Tout sauf IBK»
Si les habitués du foyer parlent volontiers politique, la campagne électorale y a été plutôt terne. Revenu de Bamako à la fin du mois de juin, Diakité Boubacar le note : «Il n’y a pas eu d’agitation ici, les partisans n’ont pas beaucoup fait campagne». A la différence des éléctions précédentes, aucune personnalité politique n’est venue au foyer Bara, pourtant haut lieu de la communauté malienne en France. «Ils savent qu’ils se feront huer ici, car nous ne sommes pas contents», grince Sacko.
Au foyer, on compare souvent les politiciens à des automobilistes arrêtés sur le bord de la route : prompts à demander de l’aide aux passants pour pousser la voiture, ils ne s’arrêtent plus sitôt que celle-ci s’est remise en marche. Jusqu’aux prochaines élections.
L’estime pour la classe politique malienne ne saute d’abord aux yeux, ici. IBK, en particulier, est accusé d’être corrompu : «Si on prend la mer pour venir en France, c’est parce que c’est la galère au Mali, poursuit Diakité. Et le fils du Président, Karim, va faire du shopping au Qatar et à Dubaï !»
Présenté avec humour par ses camarades comme un «politicien», Boubacar Sow avait fait la campagne d’IBK en 2013. Il se rappelle que le candidat, qualifié d’homme à poigne et d’homme de parole, avait suscité à travers le pays un espoir depuis retombé. Il énumère ses griefs : «IBK a surfacturé l’avion présidentiel, il pratique le népotisme avec son fils et la belle-famille de son fils, il n’a aucun bilan… Il n’a rien fait.» Son vote, c’est la logique du «tout sauf IBK» qui l’a motivé. De là à dire que son adversaire, Soumaïla Cissé, a suscité son enthousiasme, il y a loin.
Assis à l’ombre d’une bâche bleue, Doucouré boit le thé bouilli trois fois que lui sert son ami, qui tient un étal. Lui n’est pas allé voter le 12 août. «Cissé, je le vois depuis que je suis petit, il a fait ses armes dans le même parti qu’IBK [l’Adéma, l’Alliance pour la démocratie au Mali, au pouvoir entre 1992 et 2002, ndlr]. On veut remplacer une tête par une autre, mais c’est le même système. Le vrai changement, ça aurait été de donner le pouvoir aux jeunes.» Selon lui, la jeunesse est de plus en plus politisée, à Bamako comme à Paris.
«Choquer pour éduquer»
Makan et Diabi, qui se sont connus en travaillant dans la restauration, approuvent. Tous deux font partie du Collectif pour la défense de la République (CDR), le mouvement de Mohamed Youssouf Bathily, alias Ras Bath, le rasta malien, animateur de radio qui dénonce la corruption et cherche, selon ses dires, à «choquer pour éduquer» et réveiller la société civile. «La plupart des jeunes que je connais ici, à Paris, se reconnaissent dans ce que dit Ras Bath», raconte Diabi. Mouvement de jeunes, le CDR donne l’impression de trancher avec le sérail politique habituel… mais a appelé à voter pour Cissé. «On n’est pas pour lui, rectifie Makan, mais c’est le changement par rapport à IBK.»
Pour Doucouré, qui arbore les mêmes dreadlocks que Ras Bath, l’espoir réside aussi dans la diaspora : «Chez moi, dans la région de Kayes, dans l’ouest du Mali, c’est la commune qui a construit les écoles et les hôpitaux, et elle l’a fait avec l’argent que la diaspora envoie.» Comme membre de la communauté malienne en France, il se sent investi d’un rôle dans le développement de son pays. «L’Etat, lui, est juste là pour voler. Entre Bamako et Kayes, la route est tellement mauvaise qu’on met parfois plus de deux jours pour faire les 600 km !» Alors, à l’instar des familiers du foyer Bara, il n’attend pas que le changement tombe de ces élections douteuses. Et, malgré les opinions politiques différentes, il note que chacun, ici a cotisé 40 euros «pour que nos familles ne manquent de rien lors de la fête de l’Aïd» qui aura lieu fin août.
Façon de dire que, même si rien de bon ne sortira de cette séquence électorale, la vie suivra son cours au foyer Bara. «Ici, quand il y a des événements, tout le monde ne parle que de ça, mais, au bout de deux ou trois semaines, c’est fini», conclut Doucouré.
Libération
Nicolas Massol