Les migrants subsahariens se regroupent à plusieurs centaines pour tenter de franchir en force les frontières espagnoles de Ceuta et Melilla. Ils sont victimes d’une violente répression sécuritaire et de réseaux mafieux très organisés.
J’ai essayé de passer 18 fois. Pendant six mois, j’ai dormi dans la forêt que je quittais à cinq heures du matin pour tenter d’échapper aux rafles, parfois très violentes, de la police. Le pire, c’était les blessures, les pustules… Mais quand depuis la colline où nous étions des centaines à nous préparer, j’apercevais les lumières de l’Espagne, je pensais que Dieu me donnerait un jour la chance d’arriver de l’autre côté.
Regard déterminé et tête de mort en pendentif, Ferdinand est un Camerounais de 29 ans. Il est l’un des acteurs de la multiplication depuis un an des passages en force depuis le Maroc jusqu’aux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla . Situés au nord du pays, ces « îlots » européens en Afrique attirent chaque année des milliers de Subsahariens.
Malgré la crise sur le Vieux Continent, dont ils ont souvent entendu parler par leurs « frères » ayant réussi le grand saut. Malgré le fait que Dieu ne « donne un bain », selon l’une des expressions consacrées, qu’à une toute petite minorité d’entre eux.
« On se rassemble à 300, et on force le barrage »
Ces derniers temps, la méthode de la « frappe » est la plus utilisée. « On se rassemble à 300, et on force le barrage », explique Ferdinand. Une série de trois clôtures de 11 km de long, surmontées de barbelés, bordent Melilla. « On bricole une échelle en bois, on pousse un cri de guerre, et on se précipite de l’autre côté. Le plus souvent, on se blesse ou on se fait attraper. Mais certains passent. »
Mardi, plus de 1 600 immigrants subsahariens ont encore tenté de pénétrer à Ceuta. « Une fois là-bas, on peut espérer obtenir un laisser-passer et prendre le bateau », raconte Georges, congolais.
Parfois, des frères m’appellent pour me proposer une frappe, poursuit le jeune homme, qui vit à Casablanca. Moi, je pense plutôt essayer de me cacher dans un camion, ou en achetant une place dans un Zodiac. C’est organisé par des Sénégalais. Mais ça coûte au moins 1 500 €. Il va me falloir du temps pour rassembler cette somme.
« Ils ont tiré et nous ont bombardés de gaz »
Régulièrement, les Zodiacs se perdent en pleine mer, où ils sont secourus par la Croix-Rouge. « S’ils viennent avant les gardes-côtes marocains, tu es béni », croit savoir Ferdinand.
Dernière option : le passage à la nage. Le 6 Janvier, la Garde civile espagnole a fait 15 morts. Ferdinand était de ce triste voyage. « Ils ont tiré et nous ont bombardés de gaz. Autour de moi, les gens hurlaient… J’ai nagé sur le côté, en m’agrippant à ma chambre à air. Puis, je me suis rendu. Je me suis dit : “Dieu ne m’a pas donné la vie pour cela. Cette fois, je rentre au Cameroun.” » La tragédie a suscité une lourde polémique en Espagne et une demande d’explication de la part d’Amnesty International.
« Ici, c’est un deuxième Lampedusa, explique le pasteur Samuel Amedro, responsable du Comité d’entraide internationale, bras diaconal des églises protestantes du Maroc. Outre les drames, l’univers des migrants est gangrené par les réseaux mafieux et de prostitution. Les chefs de réseaux, les “chairmen”, terrorisent et rackettent. »
« Les chairmen font régner une discipline d’enfer »
Ferdinand peut en témoigner. « Dans les bois près d’Oujda, à la frontière algérienne, chaque pays a son “bunker”, où les migrants se cachent. C’est tout un business. Les chairmen font régner une discipline d’enfer. »
Régulièrement, la police marocaine procède à des arrestations en masse. « Il semblerait que depuis l’annonce d’une nouvelle politique migratoire, en septembre, elle les amène plutôt à Casablanca ou Rabat, au lieu de la frontière algérienne comme avant », raconte Samuel Amedro.
Le rêve d’Europe ne date pas d’hier. Ferdinand a parcouru 4 000 kilomètres en bus, train, pick-up, payé des dizaines de passeurs et passé la frontière algérienne à pied, en pleine nuit. D’autres sont venus en avion, victimes d’arnaques.
« J’aurais trop honte de revenir les mains vides »
« En Côte d’Ivoire, je jouais au foot, raconte Bienvenue, 21 ans. Un Marocain m’a dit qu’il pouvait me faire rejoindre un club en France, en transitant par ici. Ma famille a payé 3 000 €. Arrivé à Casa, je devais appeler des personnes qui m’aideraient. Mais aucun numéro ne marche. Je suis coincé, à la rue… »
Les Subsahariens rejoignent les « quartiers » à la périphérie des villes, louant des chambres insalubres une fortune, bénéficiant parfois du soutien matériel et spirituel des églises chrétiennes, mendiant ou travaillant sur des chantiers ou dans des centres d’appels. Pendant des mois ou des années.
Je ne rentre pas parce que le billet est trop cher, affirme Bienvenue. Mais aussi parce que j’aurais trop honte de revenir les mains vides.
Un sentiment largement partagé. C’est pourquoi rares sont ceux qui, malgré la misère et le racisme, décident comme Ferdinand de rentrer au pays.
Source : La croix