La rue et les réseaux sociaux sont leur terrain de chasse. Les personnes vulnérables, leurs proies, appâtées par des tracts sur lesquels ils promettent de résoudre tous les problèmes. Mais le plus souvent, la magie vire à l’escroquerie. Nous avons rencontré des victimes et testé une séance.
Amandine (le prénom a été modifié) est assise face à son marabout, dans une chambre d’hôtel. C’est la première fois qu’elle rencontre cet homme en chemise et costume, large d’épaules, mais « doux comme un agneau, bienveillant, rassurant ». En cette fin d’année 2020, il est venu exprès de Paris pour retrouver, en Bretagne, une Amandine désespérée.
Rien ne va plus dans la vie de cette mère de famille. Coup sur coup, elle a perdu quatre proches, et son mari l’a quittée. Le marabout africain ne peut pas ramener les morts, mais il a promis de faire revenir l’être aimé. Voilà qu’il psalmodie des prières devant la trentenaire, qui tient fermement son sac contre elle. À l’intérieur se trouvent 40 000 euros que cet homme l’a convaincue d’apporter. L’argent n’est pas pour lui, a-t-il répété, elle repartira avec. Il en a juste besoin pour renforcer sa magie.
« Persuadée d’être damnée »
Amandine a glissé les billets dans une grande enveloppe avec une mèche de ses cheveux et des citrons. Elle a aussi jugé prudent d’apporter une bombe lacrymogène. « J’avais peur de me faire violer. Jamais je n’ai pensé qu’il réussirait à me voler.
Le marabout réclame l’œuf. « Une semaine auparavant, il m’avait demandé d’en sortir un du frigo, de le passer sur mon corps tous les jours. Je le lui tends. Il l’éclate sur le sol. Le liquide, à l’intérieur, est tout noir ! » Effroi total. « Il me dit que c’est la preuve que j’ai un mauvais karma. Je suis alors persuadée d’être damnée. » Le marabout prend l’enveloppe de billets, l’enferme prestement dans un drap blanc. Nouvelles prières.
Amandine repart avec le paquet noué, mais interdiction d’y toucher. « Si jamais je l’ouvre avant qu’il ait fini son travail, non seulement mon homme ne reviendra jamais, mais il arrivera pire, à moi et à mes proches, car on ne joue pas avec la magie ! » Coïncidence : quelques semaines plus tard, son chien meurt subitement. Pour le marabout, c’est une preuve de plus qu’Amandine est maudite.
Terrifiée – « la survie de mes enfants m’importait plus que mon compte en banque » –, elle siphonne ses économies, 20 000 euros supplémentaires, pour financer son désenvoûtement. Ce n’est que des mois plus tard qu’elle ose dénouer le drap pour y trouver une liasse de papiers blancs. Dans cet hôtel, l’escroc a subtilisé l’argent, tout comme il a remplacé l’œuf par un autre, truqué.
Plusieurs milliers de « sorciers » en France
Qui n’est jamais tombé sur une annonce de marabout, ces tracts qui fleurissent dans les boîtes aux lettres, à la sortie du métro parisien et sur les pare-brise des voitures ? L’orthographe est incertaine, mais les promesses sont alléchantes.
À les croire, ces mages guérissent l’impuissance sexuelle, évitent la chute des cheveux, assurent la réussite aux examens, attirent la clientèle dans votre commerce, stoppent la dépendance au tabac et fabriquent des talismans de chance ou de protection. Mais leur grande spécialité demeure le retour rapide de l’être aimé. « Il/elle retournera vers vous comme un chien vers son maître », affirme l’une de ces annonces.
Ces sorciers, qui se réclament de traditions ancestrales, n’en sont pas moins entrés dans l’ère numérique. Ils proposent leurs services sur Internet et même sur l’application Instagram, et consultent via la messagerie WhatsApp.
Combien sont-ils en France ? Plusieurs milliers, selon l’Institut national des arts divinatoires (Inad) qui, depuis 1987, travaille à moraliser le milieu de la voyance et à protéger les consommateurs des escrocs. « Ces marabouts sont un fléau international, attaque Youcef Sissaoui, le président de l’Inad. Dans leurs pays, cette activité est pratiquée par des hommes pieux, et certains guérissent les gens dans le besoin, sans penser à l’argent. Mais, en France, à de rares exceptions, il n’y a que des arnaqueurs. » Et ils savent profiter de nos failles, surtout sentimentales.
De l’argent liquide pour communier avec les génies
Stéphane (le prénom a été modifié) a vu sa femme partir du jour au lendemain. « Quand on cherche une solution, on se raccroche à n’importe quelle ficelle », constate ce sexagénaire, qui a alors contacté un marabout. Une première étude lui est facturée 30 euros. Bilan ? Il est envoûté, mais une solution existe. « J’ai dû faire des photos avec 10 000 euros en espèces, des bougies, un de mes tee-shirts et un de ceux de mon ex-femme, pour que le marabout accepte de venir. »
Avant de commencer le rituel, l’invocateur demande à son hôte d’aller chercher… un œuf ! Bien évidemment, il est noir à l’intérieur. « J’étais bouleversé. Quelqu’un m’avait porté malheur. Le marabout m’a dit qu’il devait partir en forêt, communier avec les génies. Il a emporté l’argent liquide en promettant de revenir vite. »
Le voleur envolé, Stéphane sort de sa stupeur et comprend la supercherie. Il ne reverra jamais le sorcier, mais parvient à le joindre au téléphone. Celui-ci réclame 3 000 euros de plus pour achever sa mission. Stéphane ne cédera pas.
Des photos qui servent ensuite à un chantage
Parfois, l’affaire tourne même au chantage. Yasmine (le prénom a été modifié), 32 ans, sans emploi, en pince pour un ami et imagine que la magie pourrait favoriser leur idylle. Elle trouve sur Internet un marabout. Il lui répond depuis le Bénin. Comme toujours, la première consultation coûte quelques dizaines d’euros, mais le problème nécessite de déranger les esprits, pour la somme de 400 euros. Faute de résultats, Yasmine décide d’arrêter les frais.
« Le sorcier m’a envoyé une photo de sa fille à l’hôpital. Il disait que c’était de ma faute, car je n’avais pas fini le travail. » Puis, l’homme menace de prévenir la police et de diffuser sur les réseaux sociaux les photos de Yasmine et de son ami qu’elle lui avait confiées pour le rituel.
Yasmine acceptera de payer contre la promesse d’effacer les clichés. Certains escrocs n’hésitent pas à réclamer à des femmes désespérées des photos d’elles nues – soi-disant pour les esprits –, en réalité, pour les faire chanter ensuite.
Les victimes sont souvent des croyants
Faut-il être idiot pour se laisser ainsi escroquer ? « Ce n’est pas parce qu’on a suivi de longues études qu’on ne peut pas croire », rappelle la sociologue Romy Sauvayre, qui a analysé la manipulation à l’œuvre dans les sectes. Des mécanismes également utilisés par les marabouts, tels que bombarder d’amour l’adepte potentiel, se montrer chaleureux pour créer un lien de confiance. « Souvent, tout commence par une demande, continue la sociologue, autrice de « Croire à l’incroyable » (PUF, 2012). Il suffit de rencontrer quelqu’un affirmant pouvoir résoudre vos problèmes. »
Amandine, qui se définit comme une femme « intelligente » et « forte de caractère », voulait récupérer son mari. À tout prix. « Les problèmes de cœur, c’est la première fragilité des êtres humains, confirme Youcef Sissaoui, de l’Inad. Une personne esseulée s’accroche au premier Jésus qui passe. »
Il faut aussi un terrain favorable. Les victimes sont souvent des croyants – Amandine est catholique – et donc, par nature, plus réceptives à l’idée de forces invisibles qui les dépassent. De là à vider son compte en banque ? « Cela paraît déraisonnable si on l’observe de l’extérieur, continue la sociologue. Mais dans cet univers particulier de croyances, auquel l’adepte adhère alors, tout a du sens. »
En tout, une ingénieure a versé 550 000 euros
Karima (le prénom a été changé) craint aujourd’hui d’aller en prison. Pour payer un marabout, elle a détourné près d’un demi-million d’euros de son entreprise. En 2016, sa nièce fugue. La quadragénaire, ingénieure dans le Nord, fait appel à un premier sorcier africain, et l’adolescente reparaît au bout de trois jours. « Je me suis dit : peut-être que ça marche. »
Les années passent et Karima s’inquiète cette fois du comportement d’une collègue. Elle est persuadée que cette femme utilise la magie pour envoûter le reste du personnel. Elle consulte des voyantes, qui attisent ses soupçons. Karima est prête à tout pour protéger cette PME, où elle occupe un poste à responsabilités. Retour auprès du marabout pour régler la situation. Il lui demande 1 000 euros, lui donne un « produit » avec lequel elle doit se laver, exige davantage d’argent. Mais rien ne change.
Convaincue que ce marabout est un charlatan, elle en contacte un second. Celui-là la persuade bientôt que le mal est sur elle et réclame 500 euros, puis 1 000, puis 5 000… et toujours plus. « Si je ne continuais pas, les esprits allaient se retourner contre moi. J’ai eu peur. » Elle vide ses comptes, multiplie les crédits. Quand son père meurt, elle n’a plus un sou pour régler l’enterrement. Bientôt, acculée, elle tape dans la caisse de son entreprise. « Il me répétait : Prends, prends, prends, c’est juste pour faire le travail et, après, on rendra l’argent. »
Quand sa société découvre le pot aux roses, Karima est licenciée. En tout, elle a versé 550 000 euros. Une enquête sera finalement ouverte, à la suite du détournement de fonds, et le marabout sera arrêté. « J’ai mal de honte », souffle cette femme, effondrée. Elle a fait une tentative de suicide en début d’année et attend aujourd’hui son procès.
À mon tour, j’ai voulu tenter l’expérience
Le marabout me reçoit chez lui, en djellaba. J’ai voulu tenter l’expérience, et je l’ai choisi sur Internet, au hasard. L’appartement est minuscule mais le décorum, étudié. Une bougie blanche brûle sur un meuble. Suspendus au mur, de grands tissus portent des inscriptions en arabe. Des instruments traditionnels, des plats, des bocaux trônent sur une table derrière l’homme. Il s’est assis par terre et m’invite à faire de même.
Problème ? Il est bien plus jeune que le marabout qui plastronne sur son site Internet. « Mon père est rentré au bled, en Gambie, alors c’est moi qui fais la consultation », dit-il. Il a fallu un prétexte pour ce rendez-vous, alors j’explique vouloir retrouver une ex. J’ai de la chance : « Les problèmes sentimentaux, c’est ma spécialité », confie le marabout. Au téléphone, il m’avait demandé de prévoir une photo. J’en ai retrouvé une où je souris avec une ancienne compagne, appelons-la Marie. Finalement, il oubliera de demander le cliché, mais pas ses 40 euros de paiement.
Je pose la main sur une feuille pour qu’il en trace le contour, sommairement, au stylo, et je raconte mon histoire. « Un mauvais esprit invisible est entré dans ton couple », diagnostique-t-il. Cet esprit a éloigné Marie de moi, mais le mage peut arranger ça, et vite. « Vous pourrez passer le week-end ensemble », promet-il.
« Combien tu peux me donner aujourd’hui ? »
Nous sommes mercredi. Le sorcier a l’air puissant, alors autant en profiter. Je parle de mon travail, me plains d’une promotion qui n’arrive pas. « Tu es bloqué. C’est le mauvais esprit. Je peux faire le nettoiement. » Le prix : 1 150 euros pour payer les « produits » que lui demandent les fameux esprits. Je tique sur la somme. « Il ne faut pas regarder l’argent, il faut regarder la situation, le côté amour, le côté travail », lance-t-il doctement, et promet, en attendant que je paie, de tisser un cercle de protection autour de Marie afin de l’empêcher de s’amouracher d’un autre. « Combien tu peux me donner aujourd’hui ? » insiste-t-il.
Avant de me laisser repartir, il fouille dans son fatras et extirpe un bocal empli d’un mélange d’encens brûlés et de plantes mystérieuses. Je dois répéter sept fois mon prénom à l’intérieur du récipient, celui de Marie aussi. Il attrape du papier essuie-tout sur lequel il place un peu de sa préparation odorante et me le confie. Je dois revenir avec à la prochaine séance et, surtout, ne le montrer à personne, au risque d’affaiblir la magie. Mais je ne suis pas retourné voir le marabout. De ce fait, Marie ne m’a pas appelé, et j’attends toujours ma promotion.
Par Benjamin Jérôme avec Le Parisien