L’islam s’accommode au Sénégal de pratiques animistes et les marabouts occupent une place de choix au sein de la société. Une aberration pour bon nombre de musulmans étrangers, rejoints aujourd’hui par certains Sénégalais.
Alors que nous nous apprêtions à trinquer, Fredo a versé par terre la première gorgée de sa Gazelle, la bière made in Sénégal. «Ça, c’est pour nourrir mes ancêtres.» C’était au mois de septembre, dans un petit village de la Casamance du sud, à Bouthem, et Fredo n’a rien d’un fou.
Comme beaucoup de Sénégalais vivant au pays, son quotidien est marqué de pratiques héritées de l’animisme. Fredo est catholique, mais comme l’explique Djibril Diakhate, sociologue à l’université Cheick Anta Diop de Dakar
«le Sénégal est composé à de 95% de musulmans, 5% de chrétiens et d’autres religions, mais aussi de 100% d’animistes!»
Les convocations d’ancêtres ou d’esprits et autres rituels sont loin d’être le fait exclusif de populations villageoises. Quand les élections arrivent ou à l’annonce d’un remaniement, toute la classe politique se presse chez les marabouts. Avant qu’un match commence les sportifs se prêtent à des«préparations mystiques».
Le Soleil, quotidien national sénégalais, a même publié un grand dossier sur le mystère des amants surnaturels, des esprits qui s’amourachent d’hommes ou de femmes au péril de leurs couples.
Du point de vue de la communauté musulmane arabe, ces pratiques ne sont pas très orthodoxes. Le statut du marabout est tout particulièrement jugé douteux. Tout Sénégalais ou presque a son marabout. On le consulte pour tout; un poste convoité, une santé à retrouver, un mariage rêvé… Celui qui concocte des grigris en enfermant les versets du Coran dans des morceaux de cuirs cousus est de fait un intermédiaire entre Dieu et le croyant.
«Il n’existe pas de marabouts en islam»
«Ma soeur, il n’existe pas de marabouts en Islam. Le Musulman s’adresse directement à son Créateur par ses prières, sans intermédiaire», répond sur le forum religieux d’Orientalement un internaute à une jeune femme qui demandait: «Est-ce permis de faire appel à des marabouts et si c’est pas permis quelle est la punition du tout-puissant?»
Pour comprendre l’origine de ce syncrétisme, il faut se plonger dans l’histoire religieuse du Sénégal.«L’implantation de l’islam remonte à la conquête des Almoravides à partir du IXe siècle», explique Blondin Cissé, sociologue des religions à l’Université Paris 7 Denis Diderot.
Djibril Diakhate rappelle combien l’animisme régissait alors les sociétés sénégalaises:
«On considérait que dans le fonctionnement de l’univers, il y avait toujours la mainmise des forces surnaturelles, c’est-à-dire des ancêtres, c’est-à-dire des dieux, des forces invisibles.»
Le sociologue des religions poursuit:
«Lorsque l’islam est arrivé, c’est une nouvelle vision du monde qu’il a installée. Il y a un dieu unique et le rapport entre dieu et l’individu n’est plus un rapport qui a besoin d’un intermédiaire. C’est un rapport direct.»
A partir de ce moment, toutes les pratiques animistes auraient dû être remises en cause, «parce que l’islam ne reconnaît pas des pratiques de ce genre».
Un islam noir
Lors de la généralisation effective de l’islam vers la fin du XIXe siècle par les «marabouts prêcheurs» (qui créeront les grandes confréries sénégalaises, comme celles des Mourides et des Tidjanes) ces derniers choisissent de composer avec les croyances animistes.
A ce sujet, Djibril Diakhate rappelle la théorie de l’orientaliste Vincent Monteil, mort en 2005:
«Il appelle cela l’islam noir; il considère que nous avons domicilié l’islam. Nous n’avons pas adopté l’islam tel qu’il est, nous l’avons adopté tel que nous sommes.»
De cette composition va naître une organisation claire.
«L’islam a son registre, l’animisme a le sien», explique Djibril Diakhate.«Nous voulons par rapport à certaines de nos préoccupations des solutions « ici et maintenant ». Or l’islam ne nous promet pas des solutions immédiates. Certains voeux doivent même être exaucés dans l’au-delà.»
A l’animisme les problèmes du quotidien et urgents (trouver une femme, gagner des sous, guérir d’une maladie); à l’islam les quêtes sur le long terme.
Un mouvement rigoriste pour un islam plus pur
Pour les Ibadous, pas de place pour ces intermédiaires. Les disciples, souvent des jeunes, sont à la recherche d’une pratique de l’islam jugé plus pure.
«Pour les parents de Sénégalais qui deviennent Ibadous, il y a une gêne, une honte. C’est comme dire « Papa, tu m’as fait croire que tu étais un bon musulman, mais non. Moi je le suis vraiment. » Ils se déconnectent de tous les rapports sociaux qui les empêchent de pratiquer», explique Xavier Audrain, doctorant en Sciences politiques à l’Université Paris 1 et spécialiste du mouridisme.
L’émergence du mouvement s’explique aussi par des éléments conjoncturels. Blondin Cissé évoque ainsi la«crise des années 90 avec la dévaluation du franc CFA», mais aussi un ras-le-bol «des marabouts Cadillac intéressés par l’argent, qui passent à côté de leur mission».
Le mouvement Ibadou se développe aussi parce qu’il est soutenu par les pays arabes.
«Grâce à des financements de l’Arabie Saoudite, des mosquées et des écoles coraniques sont construites. Leur stratégie d’expansion et d’occupation est efficace.»
Jeunes désoeuvrés
Le refuge dans la religion ne concerne pas les seuls Ibadous et profite également aux confréries déjà en place.
«Les jeunes, désœuvrés, au chômage, ont besoin de voir une issue. Le mouridisme, qui connaît une expansion depuis les années 1990, leur offre notamment cette perspective», témoigne Djibril Diakhaté.
Contrairement à des rumeurs souvent relayées en France, l’islam au Sénégal n’est pour autant pas en train de se radicaliser. Tous les chercheurs rencontrés mettent en garde: la pratique de l’islam est peut-être plus ostentatoire, mais pas plus radicale.
«Le regain de visibilité ces dix dernières années n’a pas à voir avec le durcissement des cadres religieux. C’est juste que la fragilisation de l’Etat, qui n’a plus été capable à la fin des années 80 de définir un discours rassembleur sur l’identité nationale, a profité à d’autres formes de socialisation comme la religion», juge Abdourahmane Seck, anthropologue au Lartes (Laboratoire d’analyses des transformations économiques et sociales) à l’université Cheick Anta Diop, et auteur de La question musulmane au Sénégal.
Cousinage à plaisanterie
Xavier Audrain rappelle de son côté que même si le président sénégalais fait régulièrement allégeance aux mourides, les appels à un Etat islamique n’ont jamais pris, et que «l’Etat sénégalais reste profondément laïc».
Loin des rumeurs de radicalisation religieuse, le Sénégal reste également un modèle unique de bonne entente religieuse. Les différentes communautés y vivent en harmonie. Il peut y avoir des chrétiens et des musulmans dans la même famille sans que cela pose problème. A la fin du Ramadan, les catholiques sont ainsi souvent invités à manger le repas de fête chez leurs amis musulmans.
«Le cousinage à plaisanterie sénégalais, qui suppose de pouvoir se moquer gentiment de l’ethnie de l’autre, s’applique aussi à la religion. C’est une chance! Il faudrait faire des voyages dans les pays où les rapports inter-religieux posent problème pour parler du modèle sénégalais», conclut le porte-parole de l’évêché de Dakar, l’abbé Patrice Coly.