Je n’en veux plus de n’être jamais assez noire, jamais assez blanche. Je ne veux plus qu’on me demande mon « ethnie » et qu’on m’oblige à choisir « African » quand je suis Européenne. Je ne veux plus que les métisses aient toujours le rôle de la traitresse.
Quand mon éditrice m’a demandé d’écrire un livre sur le fait d’être métisse, j’ai hésité. Ce sujet est douloureux. Avais-je envie de replonger dans mes blessures? Avais-je envie de recevoir de nouveau des messages agressifs et des menaces comme lorsque j’ai dénoncé la discrimination dans le doublage en 2007? Non. Car qui dit parler de mon métissage, dit évoquer le trouble que cause le métissage, dit raconter mon expérience en tant qu’artiste, dit s’exposer et prendre le risque de ne pas être comprise. Ce sujet est très difficile à aborder en France. En Angleterre, il est plus fréquemment traité. Et puis, j’avais déjà produit une émission sur France Culture en 2006 sur le sujet: Métis, nous sommes des 200%, deux sangs pour sang.
Mon métier, c’est de jouer, de chanter, d’écrire. J’aime être sur scène, c’est là où je vis le mieux. Je préfère la fiction, -même si c’est de l’auto-fiction- à un témoignage. Je préfère être cachée par un personnage, être avec mon piano. C’est le paradoxe des artistes, je suppose, ce caché/montré. Je me suis dit : bon je vais voir si j’arrive à écrire, si oui, je le ferai. Et j’ai commencé. Et j’ai continué.
Le premier titre était Fauteuse de trouble. Le monde colonial étant organisé sur l’apartheid, cet enfant pas tout à fait blanc, pas tout à fait noir est dangereux. Les Métis brisent la séparation entre les Blancs et les Noirs, plus exactement, ils montrent que nous sommes, êtres humains, un continuum de couleur.
L’histoire est blanchie, whitewashing disent les Anglais. « Il n’y a pas de gens comme vous » est une phrase récurrente depuis que je suis sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. Même pour un film qui raconte l’histoire d’une Martienne, on me dit: « Il n’y a pas de gens comme vous ». Il y a une Martienne, mais pas de Métisse?
J’ai plongé dans les archives européennes. Le roi Soleil aurait eu deux filles métisses. Alexandre de Médicis, que Lorenzaccio assassine, était métis. Des soldats africains hauts gradés étaient sur le mur d’Hadrien (le mur de Game of Thrones). Cléopâtre était métisse, j’aurais dû la jouer au lieu d’être distribuée dans l’esclave au Conservatoire. L’actualité scientifique est venue me soutenir en établissant que le plus ancien européen découvert en Russie et datant de 36.000 ans était métis.
J’étais une bonne élève, je parle anglais couramment, j’ai appris l’allemand, j’apprends l’espagnol, j’ai fait Maths Sup’ avant d’entrer au CNSAD. J’ai découvert que les premiers rôles étaient réservés aux comédiennes blanches, qu’à la télévision ou au cinéma, je ne parle pas anglais, je n’ai pas fait fait Maths Sup,… et que ma formation ne comptait pas : il aurait fallu que je sois mannequin ou chanteuse de jazz.
Il fallait aussi parler de ce qu’un enfant métis représente quand ses parents se déchirent, parler d’un père né à une époque où la Martinique était encore une colonie, de l’héritage de l’esclavage dans les coups de ceintures que j’ai reçus, de ce qui fait dire à un père: « Ta mère t’a abandonnée parce que tu es noire, elle a choisi ton frère parce qu’il est blanc. » J’ai voulu expliquer pourquoi une femme blanche dans les années 60 fait le choix scandaleux d’un homme noir. Je voulais parler d’une adolescente malheureuse en butte aux préjugés d’un orthodontiste qui décide qu’elle est « prognathe comme les gens de sa race » (et les singes) alors qu’en réalité, elle est rétrognathe (la mâchoire du bas est un peu en arrière).
Je voulais parler de cette jeune femme qui a cessé de se défriser les cheveux en entrant au Conservatoire parce que quelque chose en elle s’était apaisé. Je voulais parler de cette guerre menée contre le cheveu frisé. « Maîtriser », « rebelle », « dompter » peut-on lire sur les étiquettes. Il suffit de se souvenir des moqueries quand Audrey Pulvar a laissé ses cheveux naturels. La boucle est coupable.
Certains pensent que Beyoncé devrait être un modèle et ne pas détendre ses cheveux. Et Nicole Kidman alors?
Changer de couleur de cheveux, de texture est légitime, et professionnel pour les artistes. Je voulais souligner cette exigence de perfection imposée aux uns et pas aux autres qui n’ont pas la charge de représenter une cause.
Je voulais parler d’une petite fille, d’une jeune fille, d’une jeune femme qui a dû se battre pour qu’on arrête de lui coller une identité qui n’est pas la sienne. Je suis métisse. Mon père est marron, né en Martinique, ma mère est rose, née dans le Berry. Je ne parle pas créole, non « ce n’est pas en moi » pas plus que le berrichon. Je ne suis pas « fille du soleil », j’ai grandi en Normandie, je n’ai pas grandi en banlieue. Je ne chante pas du blues ou du r’n’b.
Je voulais parler de la différence entre l’Angleterre et la France dans ses représentations. J’ai comparé les télévisions anglaise et française, les cinémas américain et français: la couleur sur les écrans français est encore rare, même si les temps changent. Le public ne pourrait pas s’identifier. Ah bon? Je m’identifie bien aux rôles joués par des comédiens blancs. Le public s’identifie bien à E.T, à un cochon nommé Babe!
Certains voudraient bien faire mais ont peur: « J’ai pensé à Yasmine, c’est une version colorée mais pas trop. »
Je voulais parler de ces petites phrases de mes camarades de route. Ce camarade sûr que de tous les livres de Romain Gary, le seul que j’aie lu est Chien Blanc, celui qui me demande si je lis Tony Morrison parce qu’elle est noire, cet amoureux qui déclare que les femmes noires sont plus maternelles, cet autre qui parle de racisme à l’envers, comme s’il y avait un endroit, celle pour qui je n’ai pas besoin de maquillage, celui qui trouve que, tout de même un père noir et une fille blanche, ce n’est pas crédible, cette autre qui s’écrie : « Oh, quand tu chantes comme ça on se croirait dans les champs de coton ! » … Et cette jeune femme qui court vers moi, rue du Conservatoire. Elle m’enlace: « Oh Yasmine, quel dommage que tu ne sois pas plus noire, je voudrais tellement que tu sois plus noire! »
Je suis restée muette. Avec cette douleur sourde que je porte depuis l’enfance.
Je suis allée voir un psy pour soulager la blessure si souvent réactivée. Je n’en veux plus de cette douleur. Je n’en veux plus de n’être jamais assez noire, jamais assez blanche. Je ne veux plus qu’on me demande mon « ethnie » et qu’on m’oblige à choisir « African » quand je suis Européenne. Autrefois, quand je dansais, on me disait « Vas-y Michael! » Je ne veux plus qu’on m’accuse d’être susceptible « comme les gens de mon peuple ». Je ne veux plus que les métisses aient toujours le rôle de la traîtresse. Je ne veux plus qu’on imagine que je puisse être médecin uniquement si je suis Américaine. Je ne veux plus qu’on me dise que je n’existe pas.
Yasmine Modestine
Actrice, chanteuse et auteure de théâtre française