Il y a un mois, je me trouvais au bureau de poste de mon quartier, à Rome, où j’étais sensée retirer une lettre recommandée. Après une queue interminable l’employé au guichet s’adresse à moi, en marmonnant quelque chose d’incompréhensible.
«Excusez-moi, vous pouvez répéter?». «On est en Italie et si tu causes pas italien, c’est ton problème», me répond-il d’une voix parfaitement intelligible pour le coup.
Je le regarde, effarée, je m’énerve, et lui dis, à l’infinitif:
«Io non capire. Tu spiegare meglio» [«moi pas comprendre. Toi mieux expliquer»]. Plus loin derrière moi il y a un autre client qui a, lui aussi, l’air pressé. Il n’hésite pas à intervenir dans l’échange:
«Il faut te parler en turc pour que tu comprennes?», me dit-il.
Une demi-heure plus tard je me retrouve avec Ibrahim, un ami ivoirien, pour déjeuner. Je lui décris ce qui vient de m’arriver. «Tu te rends compte?».Incroyable, on est tous les deux d’accord là-dessus. Dans un bar à côté du Stadio Olimpico où il travaille, un serveur lui a fait payer une même boisson avec trois prix différents. Le quatrième jour mon ami a fini par lui dire qu’il avait beau être africain, mais il n’était pas complètement idiot. Une scène de racisme de comptoir, au sens littéral du terme. Au final on en rit tous les deux. Le racisme c’est parfois tellement stupide que ça fait rire.
Du racisme de tous les jours à la tragédie
Mais le meurtre de Florence est tout sauf drôle: deux vendeurs ambulants sénégalais tués, trois autres grièvement blessés, un assassin qui a retourné son arme contre lui-même. L’identité du meurtrier a immédiatement suscité un grand débat. Gianluca Casseri, 60 ans, de Pistoia: un homme solitaire, souffrant de dépression, auteur d’essais ésotériques et néo-païens, «grand amateur de science-fiction et obsédé par l’idée de la race» selon Il Giornale, le journal de la famille Berlusconi; un héros acclamé par des centaines de fans sur Facebook qui veulent le faire canoniser, «santo subito!». Un malade mental, selon CasaPound, une des principales organisations de l’extrême droite italienne dont Casseri était sympathisant, et qui s’est empressé de prendre ses distances avec l’assassin en soulignant qu’il «ne s’agissait pas d’un militant de l’ association». Il s’agissait d’un raciste.
Les politiciens montent au crénau… comme d’habitude
Pour le reste, pour ce qui est des déclarations horrifiées de toutes les forces politiques à la suite de la fusillade de Florence, la sonnette d’alarme que l’on tire contre la xénophobie et les regrets, tout cela a comme un air de déjà vu. On a assisté au même scénario en 2008, après l’assassinat du jeune Italien d’origine burkinabè Abdul Guibre à Milan, tué à coups de battes par le propriétaire d’un bar et son fils qui le soupçonnaient d’avoir volé un paquet de gâteaux. Et puis en janvier 2010 après la révolte des travailleurs agricoles africains de Rosarno en Calabre, en riposte à l’agression de trois des leurs pris pour cible à coups de carabine à air comprimé par des habitants de la ville qui s’amusaient à tirer sur eux. Et encore dernièrement après l’incendie à coups de cocktails molotov des caravanes du camp rom de Cascina Continassa -prés de Turin- à la suite de la dénonciation d’une adolescente italienne de 16 ans qui d’abord accusait des Roms de l’avoir violée et puis a avoué avoir tout inventé. Quelques jours après c’était le meurtre de Florence.
Crimes racistes sur fond de «politiques de la haine»
Dans son rapport 2009-2010 sur «Racisme et discrimination en Italie»,l’European Network Against Racism suggère que le gouvernement devrait sensibiliser davantage la population par rapport «aux crimes racistes». Des crimes donc. Pas des incidents ou des catastrophes naturelles, par rapport auxquels répéter à l’infini que le racisme c’est horrible et espérer qu’un jour il finira par disparaitre ne suffit pas.
Pape Diaw, le représentant de la communauté sénégalaise de Florence, a dénoncé «les politiques de la haine» et les responsabilités d’un appareil institutionnel qui dans le meilleurs des cas est démissionnaire et dans le pire des cas, complice du climat pesant d’intolérance qui plane partout en Italie. Au cours d’une manifestation antiraciste, Diaw n’a pas mâché ses mots à l’égard des lois italiennes sur l’immigration et du système politique accusé d’avoir toujours pris le racisme à la légère.
«Une blessure qui ne guérit pas gangrène», a-t-il conclu en exigeant la fermeture des lieux qui cultivent la xénophobie, notamment la fermeture de CasaPound. Mais Matteo Renzi (Parti démocrate) n’est pas du même avis.
«Ce n’est pas en disant qu’il faut fermer un centre social qu’on résout les problèmes.»
Peut-être. Mais on ne les résout pas non plus en faisant l’apologie de la tolérance à l’égard de ceux qui professent l’intolérance.
La fascination du fascisme
Femminismo a Sud , un blog antisexiste et antiraciste, a publié une sorte de «J’accuse» provocateur qui a suscité un vif débat sur le net. Le blog a compilé la liste des journalistes et politiques de gauche qui auraient d’une manière ou d’une autre contribué à dédiaboliser l’image de l’extrême droite italienne: des reportages sur la «mode facho» jusqu’à la signature d’un appel défendant le droit de CasaPound à «manifester librement, indépendamment du jugement que l’on peut avoir des contenus ou des promoteurs de telles manifestations».
C’est ainsi qu’on peut lire sur ce post:
«La fascination fasciste (…) a contaminé pas mal de monde, y compris des gens insoupçonnables. Tous citaient Voltaire, défendaient le droit inaliénable à la liberté d’expression pour les néo-fascistes, donnaient des leçons de libertarisme aux antifascistes, (…) ceux-là mêmes qui alertaient sur le fait que la légitimation culturel de certaines personnes équivaut à la légitimation des actions immondes que cette culture inspire et produit».
Le post soulève des objections légitimes sur les limites de la tolérance. Jusqu’à quel point?
On peut bien dire que ça dépend du niveau d’intolérance. On a pu dire aussi que les militants de CasaPound, les fascistes du troisième millénaire, étaient des «fascistes soft» et qu’on peut très facilement entendre dans la bouche de certains porte-parole des partis représentés au Parlement, un discours encore plus xénophobe. Peut-être. Appelons-les les fascistes du XXI° siècle si l’on préfère, des racistes soft donc qui ne se réfèrent pas aux théories de la race mais qui demandent la fermeture des frontières parce que l’immigration nuit aux immigrés et que ça les inquiète . Ce seraient donc des racistes tolérables?
CasaPound, d’ailleurs, n’est pas un cas isolé en Italie. Dans la galaxie de l’extrême droite néofasciste, un phénomène qui s’est développé de façon inquiétante depuis quinze ans, il y en a pour tous les goûts. La droite radicale italienne est des plus variée et pour ceux qui ont envie de xénophobie, il n’y a que l’embarras du choix.
CasaPound, loin d’être un cas isolé
On a ainsi Forza Nuova une organisation catho-fasciste, qui demande l’abrogation des lois sur l’avortement, qui fait l’éloge de la colonisation et dénonce dans des spots sur youtube le racisme des immigrés à l’égard des Italiens. Il y a également Fiamma Tricolore qui dans son programme sur l’immigration détaille les subtiles différences entre les prédispositions morales des immigrés: les Maghrébins créent toujours des problèmes, les Philippins sont plutôt tranquilles, les Roumains sont indispensables, mais criminels. Il y a encore La Destra, parti d’inspiration «catholique, solidaire, européenne, occidentale et chrétienne», dont le fondateur et secrétaire, Francesco Storace, ancien président de la région Latium, est convaincu que l’Italie est bien trop tolérante et même «un peu couillonne» à l’égard des cultures «des autres».
Vers une banalisation du racisme?
La question du seuil tolérable du racisme ressemble à celui du seuil de tolérance de la douleur physique étant l’un et l’autre variables et liés aux habitudes. La banalisation du racisme en Italie a contribué à élever d’un cran ce seuil. En fait, le nombre de croix celtiques et de tags racistes que l’on peut voir un peu partout sur les murs à Rome, les insultes et les slogans racistes dans les stades, mains droite levée, sont directement proportionnels à l’expression du racisme institutionnel. La rhétorique habituelle de la Ligue du Nord en est un exemple très révélateur, si l’on considère qu’un des députés européens du parti, Mario Borghezio, n’hésite pas dans les meetings à inviter ses adhérents à faire le ménage, à «désinfecter les immigrés» et à demander aux musulmans «de se casser»
Si d’un coté, donc, la loi Mancino (1993) punit toutes paroles, gestes et symboles qui incitent à la discrimination pour «des motifs raciales, ethniques, nationaux ou religieux», de l’autre le parlement italien a voté entre 2008 et 2010 deux «paquets-sécurité» qui incluent, entre autres, des lois transformant l’état de clandestinité des immigrés sans-papier en délit et donnant davantage de pouvoir aux maires en matière de «sécurité urbaine». Des maires comme Fabio Tosi, Ligue Nord lui aussi, qui administre la ville de Verone depuis 2007 et qui, selon un sondage récent publié dans le quotidien Il Sole 24 Ore, est un des maires les plus aimés d’Italie. Ça en dépit du fait qu’en 2001 il avait été condamné en justice pour violation de la loi Mancino, après avoir lancé la campagne «Signe toi aussi pour virer les gitans de notre ville !».
Le racisme, de plus en plus toléré
Selon l’Unar (Office national anti-discriminations raciales) en 2011 il y aurait eu 1005 plaintes pour racisme en Italie, un chiffre certainement très en deçà de la réalité. Et selon une enquête réalisée par le comité italien de l’Unicef, 54% des adolescents d’origine étrangère déclarent avoir vécu une expérience de racisme; on peut imaginer un chiffre encore plus élevé dans le cas des immigrés primo-arrivants. L’habitude fait que le seuil de tolérance soit devenu très élevé y compris pour les victimes d’actes racistes.
J’avoue que face au racisme de stade ou de comptoir (le propriétaire du bar du quartier où je buvais régulièrement mon cappuccino à Rome m’appellaitnegretta bella), j’ai quelques fois tendance à penser que tout ça est trop ridicule pour être pris au sérieux. Comment prendre au sérieux des centaines de supporters qui poussent le cri du chimpanzé depuis les tribunes dès qu’un joueur noir de l’équipe adverse touche un ballon?
La tolérance est un luxe.
Jamila Mascat, Journaliste italo somalienne, spécialiste de l’Afrique et du Moyen Orient.