Dans sa première pièce de groupe, la chorégraphe dakaroise Fatou Cissé convoque la tradition du «tanebeer», battle esthétique, sexuelle et rituelle très populaire au Sénégal.
La pop-starlette Miley Cyrus sait-elle ce qu’est le «leumbeul» et le «sabar» ? Connaît-elle l’enseignement du sérénissime Doudou N’diaye Rose ? A défaut d’avoir pu lui demander directement, indiquons-lui que ses performances de twerkeuse lécheuse de marteau avec Robin Thicke ont fait jaser de l’autre côté de l’Atlantique.
«Leur twerk-là, c’est du leumbeul à l’américaine» pouvait-on lire dans les médias sénégalais. Ou encore, sur certains forums : «C’est quoi cette nouvelle danse qui dénature nos traditions ?»
En effet, le twerk (sorte de parade amoureuse caractérisée par d’indescriptibles secousses fessières) est directement inspiré du patrimoine chorégraphique sénégalais.
Des danses jumelles donc, à ceci près que le leumbeul n’a pas vocation, à l’origine, à être interprété en trikini-ficelle un soir de Super Bowl. Il est une des composantes d’une tradition séculaire nommée le «tanebeer» (ou «sabar» lorsqu’il se déroule de jour et non de nuit), rituel que la chorégraphe dakaroise Fatou Cissé nous fait aujourd’hui découvrir dans sa création le Bal du Cercle.
«J’ai découvert le Tanebeer (qui signifie «bal de nuit» en wolof) au lycée, explique-t-elle. Habitant en ville, je n’en avais jamais vu avant puisque ce sont des cérémonies qui se déroulent dans les banlieues populaires et les villages.»
Au Sénégal, dans la culture des Wolofs (mais aussi des Lébous et des Sérères), le tanebeer est un élément fédérateur dans l’expression culturelle et artistique, à la fois divertissement et thérapie de groupe extrêmement codifiée.
«Dès qu’il est question de faire un sabar au Sénégal, une véritable machine sociale se met en place», explique Luciana Penna-Diaw, ethnomusicologue. Et en effet : les tanebeers ont ceci de tout à fait curieux qu’ils sont réservés aux femmes et entièrement supervisés par elles. Non pas que les hommes soient tout à fait exclus (ils sont présents en tant que musiciens ou travestis, chargés de pimenter la soirée), mais l’enjeu des tanebeers est avant tout d’exorciser les rapports de pouvoir entre co-épouses et voisines de quartier.
Danse éreintante. Dans un pays où la quasi-totalité de la population adhère à l’islam, le tanebeer apparaît comme un espace de transgression totale, une sorte d’empowerment féminin (comme diraient les Américains) en réponse à un environnement masculin rempli d’interdits.
«Là où la tradition entrave les femmes, les relègue au second plan, contrôle leur rapport au corps, le sabar est le moment où toutes les chaînes explosent, où les femmes s’éclatent complètement, exhibent leur pouvoir sexuel en particulier, explique Fatou Cissé. Il s’agit de montrer que tu es la plus belle, la plus désirable, la mieux habillée. Tu deviens Miss Monde et tu provoques tes rivales. Chez nous, on dit «je vais te taper sans te toucher».C’est ça le principe du sabar.»
Une sorte de battle esthétique et sexuelle donc, très attendue des Sénégalaises.
A l’origine, elle se déroulait à l’occasion des mariages, des baptêmes ou du tatouage des filles ; aujourd’hui, on en organise toutes les semaines, à raison de trois ou quatre heures de danse éreintante.
«On pourrait comparer le sabar à une autre circonstance wolof qui s’appelle «xaxar», et qui a lieu lorsque les épouses secondaires rejoignent le domicile conjugal. A cette occasion, les épouses accueillant la coépouse dénoncent, à travers leurs chants, le système de la polygamie, détaille Luciana Penna-Diaw. Dans la vie de tous les jours, il est impensable de voir une femme s’opposer ouvertement à ce système social et religieux.»
Pagnes
Fatou Cissé l’avoue : elle a parfois été «choquée» par l’attitude ultralibérée des danseuses pendant les tanebeers.
«Parfois, on dirait qu’elles oublient qu’il y a un lendemain ! Mais c’est assez récent qu’il y ait une dimension sexuelle aussi puissante. De toute façon, c’est une cérémonie qui s’est complètement transformée en quelques années.»
Le sabar (qui désigne aussi un instrument de musique), en effet, s’est popularisé. Il a voyagé en Europe grâce au célèbre percussionniste Doudou N’diaye Rose. Il a commencé à squatter les boîtes de nuit dakaroises, a migré des banlieues pauvres vers les quartiers plus riches, délaissant au passage les boubous traditionnels pour adopter des looks clinquants, excentriques avec débauche de paillettes et de pagnes transparents… Jusqu’à ce que la police des mœurs siffle la fin de la récré.
«Il y a eu beaucoup de scandales, ici, à cause de l’hypersexualisation des danses, dont la «danse du ventilateur» apparue dans les années 80.»
Comme beaucoup de Sénégalais, Fatou Cissé se souvient de l’affaire «Goudi Town», survenue en 2005, lorsque des danseuses professionnelles ont été traînées devant les tribunaux, accusées de promouvoir un sabar porno.
«Aujourd’hui, la police contrôle beaucoup plus, on fait très attention aux médias, c’est pour ça que de plus en plus de sabars se déroulent dans les cours privées.»
«En-commun»
C’est cette mutation, miroir d’une société tiraillée entre respect des traditions et adhésion galopante à la société de consommation, que Fatou Cissé tente de transposer dans sa première pièce de groupe. Elle-même musulmane, sans cesse en train de «négocier entre norme sociale et liberté individuelle», cette danseuse formée au Ballet national du Sénégal (que dirigeait son père) s’est fait connaître en Europe en 2013 avec Regarde-moi encore, un solo dans lequel elle évoquait déjà la condition des femmes de son pays. Pour sa nouvelle création, elle réunit des interprètes sénégalais et burkinabés, histoire de travailler sur «l’en-commun de nos héritages : la forme du cercle et l’idée d’affrontement par la danse». Ce qui l’autorise à construire ce Bal du cercle comme un mashup, à l’image du visage polymorphe de son pays : une pièce entre ring de boxe, énergie clubbing, atours fashion et révérence aux traditions pompées par la pop américaine.
Source : Libé