« Je serai probablement enterrée dans ce cimetière des abid » (esclaves), se désespère Nadia Borji, une habitante de l’île tunisienne de Djerba (sud). Comme elle, les Tunisiens noirs continuent de souffrir de nombreuses discriminations.
Ces citoyens tunisiens, dont certains sont des descendants d’esclaves, constituent une minorité très peu visible dans la vie publique du pays. Comme Nadia Borji, ils sont nombreux à espérer plus d’égalité depuis qu’a été adoptée une loi inédite le mois dernier pour pénaliser toute forme de racisme.
Dans le quartier de Cedriane, en périphérie de Houmt Souk, le coeur battant de l’île de Djerba, des habitants noirs continuent d’enterrer leurs morts dans un bout de terrain mal entretenu appelé « Cimetière des esclaves ». A deux pas se trouvent deux autres cimetières destinés aux ahrar, les hommes libres, plus clairs de peau.
« Le surnom abid me dérange énormément. Il ne devrait plus exister! », s’indigne Mme Borji, venue lire une prière près de la sépulture de sa mère.
« Nous en avons pris l’habitude alors que nous savons que c’est anormal de subir cette discrimination », dit encore cette célibataire de 46 ans.
Contemplant les sépultures de terre couvertes de plantes desséchées, Dorra Douiri, une cousine, affiche sa colère contre une séparation « raciste et très douloureuse ».
« Le pire, c’est que ce cimetière se trouve près d’une mosquée où les prêches appellent à l’égalité et au respect », ironise la trentenaire.
« Des cimetières pour les esclaves et des cimetières pour les personnes libres: c’est un phénomène qui (…) a besoin d’être traité », reconnaît Mourad Missaoui, à la tête d’un des arrondissements de Houmt Souk.
Contrairement aux grandes villes comme Tunis et Sfax, les habitants de Djerba enterrent leurs morts sans autorisation municipale, ce qui leur laisse la possibilité de répartir les lieux de sépulture selon les familles ou le niveau social, voire la couleur de peau, explique-t-il à l’AFP.
Loi historique
Parallèlement, la Tunisie se targue d’avoir été pionnière dans l’abolition de l’esclavage, décidée par le pouvoir beylical dès 1846.
Et le 9 octobre, le Parlement a adopté une loi jugée historique criminalisant les propos racistes, l’incitation à la haine et les discriminations. Ces actes sont désormais passibles de trois ans de prison et de 5.000 euros d’amende.
Si l’Etat reconnaît avec ce texte l’existence du racisme, il faut désormais qu’il soit appliqué par les institutions, avance Saadia Mosbah, présidente de l’association de défense des minorités M’nemty.
« Le vrai travail commence maintenant », juge la militante, qui considère le fléau comme « bien ancré dans la mentalité de nombreux de Tunisiens ».
« Il n’y a pas d’harmonie entre les textes juridiques et ce qui se passe » dans la réalité, reconnaît Mourad Missaoui, le responsable de Houmt Souk.
Les mairies de Djerba mentionnent encore sur les extraits de naissance des descendants d’esclaves le mot atig (« affranchi par ») suivi du nom de la famille ayant affranchi leur aïeul, a pu constater une journaliste de l’AFP.
A défaut de mobilisation collective pour son retrait, ce mot « à la signification raciste » continue d’être utilisé, déplore M. Missaoui, affirmant que l’Etat n’a toujours pas ordonné aux mairies de l’abolir.
A environ 80 km de Djerba, à Gosba, dans la région de Médenine, où la majorité des habitants sont noirs, ils sont aussi nombreux à se plaindre d’un racisme ambiant.
« A cause de la couleur de notre peau, notre village est plus que marginalisé! Nous n’avons ni cafés, ni maisons de culture, ni constructions convenables: absolument rien! », s’exaspère Mohamed, 27 ans, qui joue aux cartes à même le sol d’un magasin. « Il n’y a que du mépris ».
Pour lui, « ce n’est pas cette loi » votée à Tunis qui va aider la région. « Il faut surtout des investissements et un intérêt porté aux habitants », toujours « considérés comme des Tunisiens de second rang », dit-il.
A Gosba, par exemple, tout mariage mixte reste rejeté par les habitants « blancs ».
« Tu peux être le plus beau et le plus riche des hommes, tu seras toujours un kahlouch (« noireau ») et jamais ils (les « blancs ») n’accepteront ici de te marier à une blanche! », lance Ali Koudi, un épicier de 61 ans.
« Comment ça se fait qu’un noir, un oussif (esclave) couche avec une blanche?! Ca ne colle pas pour eux, explique-t-il. Nous ne sommes considérés comme Tunisiens que sur la carte d’identité. »
AFP