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Etude : Décrypter le vieillissement des immigrés par le prisme de leurs liens familiaux

Etude : Décrypter le vieillissement des immigrés par le prisme de leurs liens familiaux

1 L’évocation des « vieux immigrés » en France, renvoie le plus souvent dans l’imaginaire collectif, à un vieil homme seul, qui vit sans sa famille restée au pays d’origine. Or, la grande majorité des immigrés vieillissent aujourd’hui entourés de leur famille. En effet, « la plupart des immigrés vieillissent ‘‘en ménage ordinaire’’ selon la terminologie statistique, et parmi eux, seuls 10 % des hommes vivent seuls, sans conjointe, tandis que c’est le cas de plus du quart des femmes ».

2 La présence ou l’absence de la famille en France, le maintien ou la distance des liens familiaux sont des paramètres fondamentaux pour décrypter la trajectoire des immigrés, notamment à l’heure de la retraite alors qu’ils résident en France. De cette approche surgissent plusieurs questions : en quoi le type de relations entretenues avec la famille restée au pays d’origine influe-t-il sur l’équilibre et la légitimité de l’immigré qui vieillit en France ? Quelles sont les conséquences de la nature des liens familiaux sur les conditions de vie des immigrés âgés ? La présence ou l’absence de la famille en France entraîne-t-elle une forme d’ancrage ou le contraire dans la société d’accueil ?

3 Cet article qui résulte de travaux menés sur deux régions en France (Alsace et Provence-Alpes-Côte d’Azur), tente d’y répondre, en mettant en lumière les divergences et les convergences entre deux catégories d’immigrés âgés : ceux qui vieillissent en famille et ceux qui vieillissent seuls. Ce texte est élaboré à partir d’entretiens menés auprès de 85 immigrés.

Vieillir en famille ou pas

4 Les personnes interrogées ont émigré majoritairement entre les années 1960 et 1970 et ont un âge moyen d’arrivée en France de 27 ans. Leur durée moyenne de présence en France se situe autour de 33 ans, résultant de leur âge d’arrivée et de leur âge moyen actuel – qui se situe autour de 61,5 ans.

5 Arrivés seuls en France, les immigrés rencontrés ont choisi une épouse au pays d’origine qu’ils ont fait venir par le biais du regroupement familial. Dans leur grande majorité, ils ont contracté des mariages endogames, avec des époux(ses) du même pays d’origine et de la même religion.

6 La principale préoccupation des immigrés vivant en famille est l’avenir de leurs enfants, voire de leurs petits-enfants en France. La plupart des personnes rencontrées ont exprimé leurs inquiétudes quant à la place sociale, notamment professionnelle de leurs enfants au sein de la société française :

« C’est la considération, maintenant qu’ils ont les diplômes quelle est leur place dans la société française ? ».

« Ce qui me préoccupe en ce moment, c’est que mon jeune fils retrouve du travail car il est au chômage, c’est un garçon sérieux ».

« Que mon fils se porte bien, qu’il travaille comme il faut à l’école et qu’il devienne un homme sérieux et exemplaire. D’ailleurs, je veille à ce qu’il devienne un homme sérieux et exemplaire… et qu’il ne fréquente pas les voyous et qu’il rentre tôt ».

7 Contrairement aux précédents, les hommes « célibatairisés », qui résident en foyer ou en hôtel meublé ont tous leur famille au pays d’origine. Ils sont venus travailler seuls et ont construit une famille qui ne les rejoindra pas. À l’âge de la retraite, ils rencontrent beaucoup de difficultés à retourner vivre auprès de leur famille, restée au pays. Ils sont toujours partagés entre le désir de retourner chez eux et la hantise de ne plus pouvoir se sentir à l’aise auprès des leurs. Les expériences passées des retours temporaires au pays leur ont fait sentir la distance qui s’est installée entre eux et ceux qu’ils ont laissés derrière eux.

8 L’éloignement familial est une véritable blessure, douleur qui entraîne pour eux une perte de sens concernant leur parcours migratoire, notamment quand ils vieillissent. Ayant émigré dans un seul but – s’enrichir et retourner auprès des leurs –, lorsqu’ils ne l’atteignent pas, le sens de leur parcours est remis en cause.

« J’ai travaillé durement, j’ai vécu comme un orphelin et je termine seulement avec 800 euros par mois : mon séjour ici n’a servi à rien. Ma vie passée en France est un sacrifice, j’ai sacrifié ma femme, mes enfants, mes parents pour pas grand-chose. On n’a pas profité de la France, nous qui ne savons ni lire, ni écrire, on travaille, on donne, on rentre une fois l’an au pays, ce n’est pas une vie ».

9 Cependant, pour justifier l’injustifiable : ne pas avoir vécu auprès des siens, – ni en les faisant venir, ni en retournant vivre au pays d’origine – tout au long de leur discours se profilent deux types d’arguments : un premier qui concerne les enfants d’immigrés qui « tourment mal » en France et le second lié à l’émancipation des femmes au contact de la société d’accueil.

« C’est-à-dire que mes parents m’avaient trouvé une fille qui avait 13 ans et qui est restée chez eux six années avant de devenir véritablement mon épouse. Moi j’ai toujours vécu seul ici, je n’ai jamais pensé ramener ma famille ici, quand on voit ce qui se passe dans le milieu immigré et ce que deviennent certains pères de famille qui se retrouvent dans la rue parce que leurs femmes dépassent les limites de la tradition et que les enfants sont dans la drogue, alors on ne regrette pas d’avoir sauvegardé le noyau familial ».

10 Certains immigrés âgés, affaiblis par leur âge avancé et seuls, décident tardivement de faire venir leurs épouses, dans le cadre de la procédure du regroupement familial.

11 Dans leur grande majorité, ils ont du mal à l’obtenir en raison des conditions de ressources et de logements exigés. En effet, pour ceux qui résident en foyer, leur chambre ne répond pas aux normes fixées par la réglementation. Ils essaient alors de trouver un logement dans le parc privé ou social, qu’ils ont dû mal à obtenir. De plus, dans l’obligation de louer un appartement en amont de l’arrivée de leur famille, ils doivent faire face à des dépenses importantes. Ces conditions devraient être assouplies pour respecter le droit de vivre en famille, consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme et du citoyen.

12 Certains travailleurs sociaux ont exprimé leurs réticences à engager des procédures tardives de regroupement familial pour des hommes qui ont toujours vécu seuls et où les conflits conjugaux semblent difficiles à gérer par la suite. Quelques immigrés âgés voient leur femmes et leurs enfants de moins de 18 ans les rejoindre, mais :

« Ceux-ci (leurs enfants), souvent adolescents, ont du mal à s’adapter en France, enregistrent un retard scolaire important et voient leur avenir professionnel compromis. Ils développent alors souvent un ressentiment contre leur père auquel ils reprochent sa longue absence et sa soudaine envie de les ramener près de lui simplement pour éviter de vieillir dans la solitude. Les relations entre mari et femme ne sont pas non plus faciles à reprendre dans un contexte où l’épouse se sent complètement étrangère, d’autant plus que tout cela se fait en général sur un fonds de difficultés matérielles. Les familles des immigrés restées au pays ont en général un pouvoir d’achat plus élevé que les autres grâce aux subsides envoyés par le père et vivent souvent dans une maison confortable. Elles se retrouvent en France dans une situation de gêne et souvent moins bien logées qu’au pays. »

13 Le recueil de parole montre de manière flagrante que les immigrés vivant en famille se projettent dans un avenir lointain, du fait de la présence de leurs enfants, voire de leurs petits-enfants auprès d’eux. En revanche, ceux qui sont en foyer, « vivent au jour le jour » et s’accommodent – non sans souffrance – de l’absence de leur famille.

Travail et envoi de l’argent à la famille restée au pays : vieillir en France devient légitime

14 Vieillissant désormais entourés de leur famille ou seuls, ils sont venus travailler en France et ont connu pour la majorité d’entre eux des parcours professionnels atypiques et « précarisant ». À l’heure de la retraite, ils vivent dans des situations souvent précaires, mais doivent, pour ceux qui ont laissé leur famille au pays natal, assurer une fonction financière qui rend leur présence en France, alors qu’ils ne travaillent plus, davantage légitime.

15 Les personnes interrogées ont un revenu mensuel compris entre 305 euros et 610 euros par mois. Pour ces personnes qui vivent en foyer ou en chambres meublées, il faut souvent ôter à ce revenu moyen, le pécule qu’ils envoient chaque mois à leur famille, restée au pays d’origine, compris entre 150 euros et 230 euros par mois. Ils disposent donc d’une somme comprise environ entre 150 et 380 euros par mois, témoignant de la précarité financière dans laquelle ils vivent :

« J’ai appris à me serrer la ceinture, je ne me nourris pas aussi bien qu’au pays, je fais des choses très rapides ou je mange avec mes amis : on partage, chacun contribue ».

16 La majorité d’entre eux occupaient des emplois peu qualifiés : ouvriers du bâtiment et des travaux publics, manutentionnaires, jardiniers, etc.

17 Deux types de parcours professionnels sont illustrés par les personnes âgées immigrées. Pour certaines, après une première période d’expériences courtes, diverses et localisées dans différentes villes de France, ils vont connaître une expérience longue et durable dans la même entreprise, parfois jusqu’à la retraite.

18 D’autres connaissent des parcours plus chaotiques et fragmentés caractérisés par des expériences professionnelles qui s’enchaînent, puis un « accroc » tel qu’un accident du travail, auquel vont se succéder une période d’invalidité, de travaux en intérim et de chômage. Autrement dit, des périodes très instables, caractérisées par des courtes reprises d’activité et des arrêts de travail de plus en plus nombreux, jusqu’à la cessation définitive d’activité.

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19 Ces parcours chaotiques combinant emplois précaires, chômage et intérim expliquent en partie la difficulté qu’ils ont de reconstruire leur carrière : les périodes de travail non déclarées, ainsi qu’une mobilité géographique qui n’inclut pas toujours l’addition des périodes de cotisation d’un pays à l’autre, les empêchent d’obtenir des pensions à taux plein.

20 Ils perçoivent aujourd’hui souvent le minimum vieillesse, dont le montant est de 599,49 euros. Cette prestation est soumise à une condition de résidence sur le territoire français de six mois qui entrave la possibilité de s’installer définitivement au pays d’origine et entraîne la pratique du va-et-vient pour certains immigrés, pratique leur permettant par ailleurs de justifier ce besoin d’être ici et là-bas.

21 Quant aux femmes, ayant aussi très peu cotisé, elles perçoivent souvent une pension de réversion, à partir de 55 ans qui représente 54 % de la pension principale du conjoint décédé.

22 De manière générale, les immigrés « célibatairisés » vivent très douloureusement leur retraite. Les lieux de travail sont les premières informations qu’ils évoquent, juste après leurs conditions de départ. Ils retracent, avec rigueur et précision leurs différentes expériences professionnelles (avec faits et dates). Le travail semble être pour eux une valeur fondamentale, i.e. le sens de leur trajectoire personnelle. C’est ce que démontre très justement Abdelmalek Sayad, en expliquant le paradoxe entre immigration et « vacance », et plus largement immigration et vieillissement :
« Le travail étant ce qui donne, aux yeux de tout le monde, sens, raison, et justification à cette présence qui, idéalement, n’aurait pas à être. Comment exister hors du travail, quand on n’a d’existence que par le travail et pour le travail ? La ‘‘vacance’’, qu’elle qu’en soit la nature et quelles qu’en soient les raisons, représente toujours pour l’immigré une situation de crise. »

23 Le travail légitimait la présence de l’immigré en France. Aujourd’hui la liquidation de sa retraite et l’envoi ou non d’argent à la famille restée au pays reste un élément majeur dans la trajectoire de l’exil. L’émigré a quitté son pays pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille. Aussi est-il dans l’obligation d’assurer cette fonction financière. Lorsque l’immigré occupe une place dans son pays d’origine, il trouve plus facilement un équilibre en France. Au contraire, lorsque les liens sont rompus avec la famille d’origine et que l’immigré n’envoie plus d’argent, il est en France davantage isolé. Autrement dit, l’état social et mental de l’immigré résulte en partie de ce qui n’est pas visible directement au sein du pays d’accueil : le rôle et la fonction qu’il occupe là-bas.

24 Seuls ou en famille, les immigrés âgés semblent aujourd’hui coincés sur des territoires au sein de la société d’accueil : résidents pour les premiers en foyers ou en hôtels meublés et relégués, pour les autres, en Habitation à Loyer Modéré. Quant à leurs réseaux de socialisation, il semble restreint.

Une assignation à résidence et une socialisation circonscrite

25 Corrélés à leur situation familiale, les hommes qui sont arrivés seuls dans les années 1960 ont résidé, dans un premier temps, dans des foyers de travailleurs ou dans des chambres privées. Ils ont quelquefois partagé un appartement avec de la famille ou des « compatriotes ». Certains ont été logés dans des baraquements construits par les entreprises qui les employaient.

26 Une fois leur vie de célibataires achevée, la majorité des personnes rencontrées vont accéder au parc locatif HLM pour y rester presque définitivement. En effet, la durée moyenne de résidence dans le parc HLM des personnes rencontrées est de 14 ans et demi. Dans leur grande majorité, ils souhaitent déménager, accéder au parc privé en ville mais semblent être assignés à résidence du fait de pratiques discriminatoires qu’ils subissent selon eux.

27 La durée moyenne de résidence au sein du foyer pour les personnes rencontrées est de 23 ans. Aucune d’entre elles ne souhaite déménager, car l’avantage fondamental exprimé par les pensionnaires du foyer est le faible coût des loyers qui rend possible l’envoi d’argent à la famille restée au pays. De plus, une salle de prière est présente dans le foyer, elle est utilisée et appréciée par les résidents.

28 Les inconvénients exprimés sont liés à l’exiguïté des chambres et au partage des parties communes, telles que la salle d’eau et la cuisine, par cinq pensionnaires composant une unité de vie. Ils ont donc peu d’intimité, souvent caractérisés comme des individus isolés, on pourrait affirmer qu’ils sont parfois en manque d’une « réelle solitude ».

29 Concernant ceux qui vivent en foyer, on peut distinguer deux types de profils, ceux qui vivent le foyer comme un repère géographique et ceux qui le considèrent comme un lieu négatif qui s’apparente à un « foyer caveau ».

30 Beaucoup de personnes rencontrées vivent dans des chambres d’hôtels meublés dans les centres villes anciens, comme celui de Marseille. D’autres sont sans domicile fixe et sont donc souvent en errance.

31 Les hommes qui vivent en famille affirment entretenir des relations très majoritairement avec des personnes de la même origine ou avec leur famille. Certains l’expliquent par leur difficulté à maîtriser la langue française. Il semblerait qu’il se fasse une hiérarchisation inconsciente entre ceux qui sont ressortissants du même pays d’origine et ceux qui ne le sont pas. En effet, les invitations chez soi, dans son intimité, sont réservées uniquement aux compatriotes.

32 S’opposent à cette majorité, quelques personnes ayant davantage de relations avec l’ensemble de la population, grâce – en partie – à leur participation à des activités associatives (clubs sportifs, associations de quartier, etc.) et à la fréquentation de l’école de leurs enfants.

33 Les relations sont encore plus limitées pour les immigrés résidant en foyer. Le foyer s’apparente à une « bulle sociale ». Pour les résidents que nous avons rencontrés, ils ont uniquement leurs amis au sein du foyer. Ces derniers sont souvent originaires de la même région. Ne pouvant pas recevoir d’amis dans leurs chambres, certains expriment la difficulté d’inviter des personnes extérieures au foyer.

34 Ils vivent de manière communautaire, dans un double sens : le premier lié au fait qu’ils ont des relations uniquement avec des ressortissants de leur pays d’origine et le second concerne leur mode de vie collective, caractérisé par une solidarité entre eux et par la prise des repas en commun. Cependant, selon les directeurs des foyers, il semblerait que cette solidarité connaisse ses limites et que certaines catégories d’individus soient exclues du groupe : les personnes qui ne sont pas originaires de la même région, les « caractériels » et celles trop dépendantes.

35 À cette solidarité entre résidents, s’oppose un isolement qui résulte de différents facteurs : le manque parfois de sociabilité dans le foyer ; l’absence de la famille et de présence féminine ; l’incompatibilité des modes de vie des jeunes (souvent en insertion) et les leurs, ainsi que leur faible insertion sociale et culturelle. L’isolement est encore plus difficile pour ceux qui sont en rupture familiale.

36 Une enquête menée dans la région du Languedoc-Roussillon révèle qu’un tiers des immigrés vieillissants présente une symptomatologie dépressive à l’échelle CES-D10. Les résultats partiels d’une enquête Inserm permettent de comparer ce chiffre à la prévalence de la dépression en population générale isolée de même âge qui touche 17 % des 65 ans et plus.

37 Résultant de leur appartenance, pour la majorité, à la classe ouvrière et de la nécessité de réserver une grande partie de leur budget à leur famille, les immigrés en foyer ont très peu de loisirs. Il semble difficile de mettre en place des activités pour ce type de public, qui n’exprime pas de besoins et participe peu aux activités proposées. Toutefois, parmi les hommes qui vivent seuls, ils se dégagent deux types de profil :
– Les personnes qui ont maintenu des contacts réguliers avec leur famille restée au pays et y passent des séjours réguliers.
– et celles qui ont des liens distendus ou ont perdu contact avec leur famille d’origine. Les séjours au pays sont espacés ou inexistants résultant souvent d’une rupture familiale (divorce, décès des parents ou conflits familiaux).

38 Le maintien des liens familiaux a des conséquences importantes quant à la manière dont ils vont vieillir. La majorité d’entre eux, à savoir ceux qui ont leur descendance en France resteront en France ainsi que ceux qui résident en foyer et qui ont très peu de relations avec leur pays d’origine. D’autres choisiront d’être dans un aller-retour permanent entre la France et leur pays d’origine. Certains pourront se réinstaller définitivement au pays, notamment ceux qui ont pu maintenir des liens étroits et réguliers avec leur famille.

39 Bien qu’on puisse noter des contradictions dans leur discours, la plupart des personnes interrogées qui vivent en famille ne repartiront pas vivre définitivement dans leur pays d’origine une fois à la retraite, ils resteront en France pour de multiples raisons, notamment en raison de l’installation définitive de leurs enfants et petits-enfants en France.

40 Leur « intégration » dans la société française constitue aussi un facteur explicatif de leur installation définitive en France. Ils ont pris des habitudes ici et sont moins en phase avec la réalité de là-bas. Il leur semble difficile de récréer une vie à 60 ans.

41 Certaines explications ont trait à la qualité de la vie en France. Sont souvent évoquées les prestations sociales telles que les allocations familiales, la qualité des soins et la prise en charge de la maladie. La situation politique, économique et sociale de leurs pays d’origine constitue aussi un frein à leur retour :

« Ma femme s’est habituée ici et moi avec mon problème de cœur je ne pourrai pas être suivi sérieusement là-bas. Le destin nous a conduit ici, nous resterons. Nous on est mieux ici, là-bas c’est de plus en plus difficile de vivre, surtout pour les personnes de mon âge. ».

42 L’ancrage sur le territoire français, pour une minorité d’immigrés qui vieillit en famille, se traduit par différents signes dont l’acquisition de la nationalité française, la demande de pouvoir pratiquer sa religion et d’être enterré en France.

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45 Bien qu’ils soient en France depuis une durée moyenne égale à 33 ans, une majorité d’immigrés refusent de demander la nationalité française, notamment ceux qui sont originaires d’Algérie. Différents arguments sont évoqués pour expliquer ce choix, dont le principal est qu’être Français ne protège pas du racisme et d’être perçu toujours comme un étranger :

« Est-ce que cela va changer quelque chose dans ma vie ? Non, quand on est arabe on est d’abord perçu comme un arabe, ce n’est pas avec un papier dans la poche que je serai mieux considéré ».

43 Effectivement, l’acquisition de la nationalité française ne leur assure pas d’être considérés quotidiennement comme de véritables Français. Leur nationalité est aussi un élément constitutif de leur identité. Y renoncer, c’est se trahir.

44 Cependant, certains ont voulu obtenir la nationalité française pour « se vacciner contre l’expulsion ». Conscients qu’ils sont installés définitivement en France, que l’avenir de leurs enfants et petits-enfants est ici, ils ne veulent pas être dans une situation juridique précaire, liée à des titres de séjour temporaires :

« Je suis Français depuis 1998, avant je n’avais pas la même position vis-à-vis de la nationalité française. Avant j’étais encore attaché à la nationalité de mon pays d’origine et le cœur disait de ne pas changer et comme je compte rester ici définitivement, j’ai préféré demander pour ne pas avoir de problème de séjour ou autre ».

45 Même si certains pères immigrés ne souhaitent pas être naturalisés français en raison de l’histoire coloniale, de la pression de leur famille et de leur groupe social d’appartenance, ils désirent, toutefois, voir leurs enfants être citoyens français. Leurs pères et pairs désapprouvent ou désapprouveraient leur naturalisation, eux-mêmes ne sont pas tous prêts à passer à l’acte, mais ils autorisent leurs fils et filles à acquérir la nationalité.

46 La majorité des immigrés âgés interrogés sont des musulmans croyants et pratiquants. En général, pour les musulmans, pratiquer l’islam renvoie principalement à observer le jeûne du ramadan, manger une alimentation hallal et aller à la mosquée le vendredi notamment. Pour eux, l’islam est un élément constitutif de leur identité et une passerelle intergénérationnelle. La religion leur permet de conserver un lien avec le pays d’origine et les aide à supporter leurs conditions de vie quotidienne difficiles. C’est un soutien dans leur exil. La religion leur apporte une paix intérieure, une sérénité et une plénitude, en répondant à un besoin de valeurs et donne un sens à leur vie :

46 bis Lorsqu’elles vieillissent, les personnes deviennent plus pratiquantes et pieuses. Elles souhaitent désormais consacrer plus de temps à l’observance et certaines veulent accomplir le pèlerinage à la Mecque, qui feront d’eux des hadjs

47 Le désir de pratiquer sa religion en France apparaît avec le vieillissement, au moment où l’on se rend compte que le retour au pays d’origine est fortement compromis, voire impossible. La demande d’un lieu de culte a été interprétée souvent comme un refus de l’intégration. Souvent c’est bien du contraire qu’il s’agit : un immigré ne voulant pas s’intégrer dans la société française n’a jamais demandé un lieu de culte en France.

« Il considérait que la France était une terre impie, sur laquelle il ne peut pas apporter son sacré. Son sacré reste chez lui. Le fait qu’il demande son lieu de culte ici traduit un changement, une nouvelle attitude vis-à-vis de la société française. C’est une volonté d’intégration. »

48 L’écrasante majorité souhaite se faire enterrer au pays. Contrairement à l’incertitude de retourner vivre au pays, l’enterrement au pays d’origine est pour eux quelque chose d’inéluctable.

49 Différentes raisons expliquent ce choix :

  • Le lieu d’enterrement doit être la terre natale et ancestrale. Il assure la continuité généalogique, permet aux enfants de ne pas rompre avec le pays d’origine de leurs parents.
  • Le lieu d’enterrement doit respecter les rites funéraires inhérents à l’islam. Est évoquée notamment la gratuité des concessions funéraires dans les pays musulmans, alors qu’elles sont payantes en France. Mourir en France selon les rites funéraires de l’islam reste difficile, voire impossible du fait de la rareté des cimetières musulmans ou même d’espaces concédés dans les espaces communaux. Le lieu d’enterrement met fin à l’exil :

« Je veux être enterré dans mon pays, le consulat s’occupe de tout gratuitement. Je n’aimerais pas l’exil encore après ma mort ».

Comme le fait remarquer Abdelmalek Sayad : « La sépulture est le seul moment de réconciliation avec la communauté indissociable de la terre natale. L’immigré se réconcilie soi-même, d’avec sa famille, d’avec son pays, juste ou surtout dans la mort… C’est aussi à cette occasion le groupe lui-même qui, en récupérant son ‘‘mort’’, se réconcilie avec lui et avec la ‘‘faute’’ qu’il a commise en laissant partir un membre du groupe. »

50 Cependant, quelques personnes ont exprimé leur volonté d’être ensevelis en France. Le principal facteur explicatif de cette décision est encore la présence définitive des enfants en France :

« J’aimerais être enterré ici pour les enfants, car j’aurais l’impression de ne pas avoir disparu complètement car au pays on oublie les gens qui ont vécu ici car on a perdu les relations avec les gens de là-bas ».
« Je souhaite être enterré là-bas, mais ma femme préfère ici car les enfants resteront ici ».

51 D’où la demande, pour certains immigrés désormais âgés et ancrés en France, de créer ce qu’on appelle communément « les carrés musulmans ».

52 Certaines personnes rencontrées ne souhaitent pas retourner aussi dans leur pays d’origine, même ponctuellement, à cause d’une discorde avec leur entourage familial. Ils ont complètement rompus et sont considérés comme des perdus. En effet, le pacte qui avait été initialement scellé, celui du retour après la période de travail est cassé.

53 La majorité des immigrés qui vivent aujourd’hui seuls en France, en foyer ou en hôtel meublé, se projettent dans un aller-retour dès leur retraite. Certains vivent déjà ces allers-retours notamment ceux qui vivent en foyer :

« Je reste 6 mois au pays. J’espère retourner définitivement, j’attends la réponse du médecin-conseil : je viendrais une fois par an chez des copains… Je resterais 1,5 mois pour me soigner et les copains me ramèneront les médicaments ».

54 Selon les Directeurs des foyers, les allers-retours entre le pays d’origine et la France sont très variables. Certains partent un mois et demi, d’autres six mois. Lorsqu’ils s’absentent, le paiement de leur loyer se fait par prélèvement automatique ou un autre camarade-résident dispose d’une procuration sur leurs comptes bancaires.

55 Cette pratique leur permet finalement de faire un compromis entre le fait d’avoir vécu seuls en France pendant une trentaine d’années et d’avoir assurer leur rôle marital et parental à distance. Ils trouvent dans ces mouvements entre ici et là-bas un équilibre. En effet, en France, ils font l’expérience de l’individualisation des rapports et des usages et auraient du mal à vivre désormais dans une société où le « nous » l’emporte sur le « moi ».

56 Certains hésitent, ils voudraient être là-bas avec les avantages d’ici ou d’autres redoutent la vieillesse en France :

« Parce que vieillir en Afrique, on est jamais seul, car tout le village vous connaît, vous aide. Ici une fois qu’on est dans une maison de retraite, on est juste un nom, presque un numéro comme un prisonnier ».

57 Cette représentation idyllique de la vieillesse au pays d’origine est à relativiser, « aujourd’hui, la vénérabilité de l’ancien a passablement évolué depuis leur départ du pays. La contestation remplace peu à peu la considération pour la ‘‘sagesse’’ de l’ancien ». C’est ce que confirme un Algérien, arrivé tardivement en France, à l’âge de 56 ans : « Les vieux sont mal considérés là bas… ils sont miséreux ».

58 Une minorité de personnes rencontrées affirme qu’ils y retourneront définitivement, dès leur retraite, car ils ne sont pas considérés comme des étrangers là-bas et retourner vers leurs racines devient une nécessité.

59 Le retour définitif pour quelques hommes seuls, en foyer pourra leur permettre de résoudre la double illégitimité du vieillissement : « vis-à-vis de la France qui a accepté les étrangers en tant que travailleurs, [et] vis-à-vis du pays d’origine parce que le renoncement au retour est vécu comme une trahison ».

60 Les itinéraires sont profondément différents selon que l’on ait fait le choix de faire venir ou pas sa famille. En effet, pour ceux qui vieillissent en famille, la France est une terre sur laquelle ils se sont progressivement ancrés du fait de la présence de leurs enfants et petits-enfants, au point que certains (certes une minorité des personnes rencontrées) souhaitent devenir juridiquement français, pratiquer leur religion, voire être enterré ici. Alors que ceux qui vieillissent seuls ont aussi pris des habitudes de vie en France, ils vont trouver un équilibre dans des allers-retours permanents entre ici et là-bas, hormis ceux qui ont rompu avec leur pays d’origine. Comme nous l’avons vu précédemment, ceux qui font des allers-retours entre le pays d’origine et la France, qui envoient mensuellement de l’argent à la famille trouvent plus facilement un équilibre en France. Ils vieillissent plus légitimement. Lorsque le lien avec la famille d’origine a été rompu, ils ne retournent que ponctuellement au pays d’origine et n’envoient généralement pas d’argent. Ces derniers éloignés de leur pays de naissance ont plus de difficultés à créer des liens sociaux en France.

 

Sylvie Emsellem

 

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