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« Boy Diola », de Yancouba Diémé, ou l’itinéraire d’un migrant sénégalais venu en France dans les années 1960

Dans Boy Diola (publié chez Flammarion), Yancouba Diémé raconte l’itinéraire de son père, Apéraw en langue diola, parti du village de Kagnarou en Casamance (sud du Sénégal) vers 1964 et qui arrive en France en 1969. Il dresse là le beau et sensible portrait d’un homme intrépide et fier « qui a besoin de changement ». Entretien avec l’auteur.

Franceinfo Afrique : que signifie « Boy Diola » ?

Yancouba Diémé : c’est un petit clin d’œil ! Aujourd’hui, boy diola, c’est une expression qu’on emploie au Sénégal quand on s’adresse à quelqu’un qui vient de la forêt, de Casamance (sud du Sénégal, NDLR), et arrive dans la capitale. Boy étant le mot anglais « garçon ». Boy Diola, c’est une marque d’affection, une petite moquerie gentille. C’est aussi le surnom d’un lutteur sénégalais. La lutte est un sport très populaire au Sénégal, autant que le foot. Mon père, à sa façon, est aussi un lutteur.

D’où est venue l’idée de ce livre ?

Il m’a fallu dix ans pour en recueillir tous les éléments. Quand j’étais au lycée, j’écrivais beaucoup de nouvelles, je participais à des concours. L’un de mes frères a lu un de mes textes et m’a dit : « Tu pourrais raconter l’histoire du daron. » Le temps est passé. En janvier 2010, j’étais dans le salon avec mon père devant la télévision. Nous avons vu l’histoire de migrants débarquant sur la plage de Paragan (sud de la Corse). Soudain, il m’a dit que lui aussi, il était arrivé en France par bateau. Je ne le savais pas. Je ne lui avais jamais posé de questions là-dessus.

Par la suite, j’ai étudié le creative writing (écriture créative) à l’université de Norwich (Royaume-Uni) pendant un séjour Erasmus. J’ai suivi un cours sur l’écriture biographique. J’ai alors choisi de faire une biographie de mon père. Je ne lui ai jamais dit : « Je vais écrire un livre sur toi. » Au départ, j’ai voulu discuter avec lui muni d’un carnet et un stylo. J’ai commencé par le voyage en bateau. Il s’est mis en colère. Alors, j’ai travaillé en cachette. Je ne prenais plus de notes, mais je lui posais des questions sur son propre père, sur Dakar… Je prenais des notes dans ma tête que je retranscrivais dans ma chambre. Je l’ai aussi enregistré avec mon téléphone.

Comment a-t-il réagi quand il a vu le livre ?

En fait, d’instinct, il était au courant. Car je lui posais beaucoup de questions. Il voyait mes notes, les documents que j’avais rassemblés sur la culture diola. Il voyait que tout cela m’intéressait. Parfois, il me disait même de noter certains détails en ajoutant : « Tu partageras avec tes frères. »

Quand il a reçu le livre, il m’a simplement dit : « C’est bien. » Et il m’a demandé si je l’avais écrit en français. Ses réactions ont été longues à venir. Je sais qu’il a lu le livre deux fois ! Il avait appris à lire en cours du soir à l’usine (M. Diémé a travaillé 14 ans à l’usine Citroën d’Aulnay, en Seine-Saint-Denis, NDLR). Une fois, il m’a dit : « Si vous ne posez pas de questions, moi, je ne dis rien ! » Cela vient de la culture diola.

Etait-ce de la pudeur de sa part ?

Non. Parce qu’en général, c’est quelqu’un qui parle beaucoup. Par exemple, il aime raconter comment on cultive le riz, l’arachide en Casamance. Mais il y a des sujets plus compliqués à aborder, son voyage en bateau pour venir en France, son licenciement chez Citroën…

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Tout ce que vous racontez est-il vrai, par exemple l’anecdote de votre père qui serre la main de la reine d’Angleterre en 1967 à Dakar ? Y a-t-il des éléments de fiction dans votre livre ?

Tout ce que je raconte est vrai. Donc l’anecdote sur Elizabeth II l’est aussi. Mon père avait un pote chauffeur de l’ambassadeur du Royaume-Uni. Il a donc pu approcher la reine quand elle est venue poser la première pierre de l’Institut britannique au Sénégal. En 2018, j’ai écrit à Elizabeth II pour lui dire que j’écrivais un livre sur mon père et lui demander si elle se rappellait de cette rencontre. Deux ou trois semaines plus tard, elle m’a répondu une lettre imprimée et pleine de formules de politesse avec un ton solennel, mais signée de sa main ! Elle s’en souvenait et me remerciait de lui avoir rappelé ces éléments qui étaient pour elle de bons souvenirs. Elle disait que cela lui faisait plaisir.

Vous dressez le portrait d’un homme intrépide « qui a besoin de changement » et sait saisir les « nouvelles opportunités qui s’offrent à lui »…

 

Mon père n’a pas toujours rêvé de venir en France. Il se sentait bien dans son village de Casamance. Mais à la fin des années 50, on commençait à constater qu’il pleuvait moins dans la région. Il devenait donc plus difficile de cultiver du riz. On voyait aussi beaucoup de gens d’Afrique noire partir en France, d’autres venus de la ville expliquant que l’agriculture c’était terminé.
Pour lui, les choses se sont faites petit à petit. En Casamance, il a d’abord été agriculteur et menuisier. Ensuite, il est allé à Dakar où il est devenu mécanicien. Puis, il est passé au Liberia et en Côte d’Ivoire, à Abidjan, où il a vécu presque deux ans. Abidjan, à cette époque, c’était un peu le miracle de l’Afrique. La situation économique était bonne. C’était comme un Eldorado : on y voyait arriver beaucoup de jeunes venus d’Afrique de l’Ouest. J’imagine un peu la situation comme celle de New York pour les Européens s’embarquant pour les Etats-Unis.

Et puis, mon père connaissait bien l’Afrique, il a aussi voyagé au Niger, en Mauritanie, en Tunisie. Pour un jeune comme lui, face à l’océan, il y avait l’attrait de l’aventure. On pouvait être influencé par les copains, recevoir des lettres conseillant de venir les rejoindre. Untel partait en France, tel autre aux Etats-Unis, c’était comme le début de la liberté.

De fait, vous évoquez l’océan Atlantique, « le regard (de votre père, NDLR) tourné vers l’Europe ». Il veut « traverser l’océan pour trouver d’autres soleils ». On ne peut pas ne pas faire le rapprochement avec la situation de ces migrants prêts à tout pour arriver sur le Vieux continent…

Certes, mon père a souffert de son voyage en bateau. Ce n’était pas simple pour quelqu’un venu de la forêt. Je pense que cela a été très difficile, qu’il a eu peur. Mais ce n’était pas la même époque qu’aujourd’hui. La France avait alors besoin des migrants. Elle était ouverte, c’était plus facile de venir s’y installer. C’était l’époque des usines qui embauchaient. Une chose est sûre, au début, il ne pensait pas rester aussi longtemps.

« La France vous a colonisés, vous avez le droit de venir. Vous avez le droit de venir et de rester », peut-on lire dans votre livre. Etait-ce alors un argument fréquent ?

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C’est quelque chose qu’il pense. Si je lui pose la question aujourd’hui, il me répond : « Les Français ont été au Sénégal. A l’époque, on y croisait beaucoup de Blancs. Ils venaient pour le commerce, ils nous apprenaient leur langue, leur façon de vivre. Donc, nous, on disait : ‘On va venir chez eux.' » Mais il nous explique, à nous ses enfants : « Vous êtes des Français, vous n’avez pas le même parcours. »

Votre père semble éprouver une sorte d’indifférence quand il acquiert la nationalité française. Pour lui, c’est « une évidence, pas une récompense ».

La génération de mes parents a vécu plus longtemps en France qu’au Sénégal. Lui, il y vit depuis 50 ans. Aujourd’hui, il a à peu près 75 ans, ou un peu plus, et il est arrivé alors qu’il avait une vingtaine d’années. Pour lui, recevoir la nationalité française, c’est donc une chose normale. Il a reçu la lettre l’en informant comme il reçoit un courrier de la CAF. Il l’a rangée. Il m’a expliqué qu’avec une carte d’identité française, il n’aurait plus à galérer pendant des heures à la préfecture de Bobigny pour renouveler une carte de séjour.

Aujourd’hui, comment les choses se passent-elles pour un retraité comme votre père ? « Il a une grande maison à Bignona (la ville la plus proche de Kagnarou, son village natal en Casamance, NDLR), mais pas grand monde avec qui la partager », écrivez-vous. Un constat un peu triste…

Ces retraités veulent une retraite paisible. Mon père, lui, vit tantôt au Sénégal, tantôt en France. Là-bas, il reçoit parfois la visite de sa famille. Mais c’est un peu difficile parce que les choses ont changé. Il est seul car beaucoup de gens qu’il connaissait sont morts. Il ne sent pas à sa place au village. Cela lui fait mal de voir ce que celui-ci est devenu, avec les coutumes qui se perdent, les jeunes qui fument…

Pour autant, il a vécu sa vie, sa jeunesse. Il a fait ce qu’il avait à faire. Il a une famille, des enfants qui ont aussi des enfants. Il en éprouve de la fierté. Mon père est souvent grincheux comme un vieux, mais il rigole beaucoup. Il ressemble à beaucoup de gens !

« La souffrance, tu l’as vue en face et de tes deux yeux », dites-vous dans le livre…

On ne peut pas se concentrer sur la souffrance, comme le font certains, qui véhiculent parfois cette image de l’Afrique… Mais mon père, quand il était jeune, à Dakar, à Abidjan, il portait des chapeaux, il draguait des filles. C’était chaud ! En France, il travaillait la semaine. Le week-end, il s’habillait, il allait fumer des clopes et draguer à Pigalle. Comme le faisaient les jeunes !

Des fois, à Dakar, il n’avait pas d’argent, il avait faim. En France, il a connu le racisme, les contrôles au faciès. Mais il nous a toujours conseillé de ne pas rentrer dans ces débats pour éviter que nous nous sentions différents. C’est comme moi : je sais ce que c’est de se faire palper lors de contrôles. Mais je suis né en France, j’ai été à l’école ici. J’ai grandi en banlieue. Je vis ma vie. Comme mon père a vécu la sienne.

Né en 1990 à Villepinte (Seine-Saint-Denis), Yancouba Diémé a étudié l’anglais et est diplômé du master de création littéraire de l’université Paris VIII. Il travaille aujourd’hui comme bibliothécaire à Villetaneuse (Seine-Saint-Denis).

 

Franceinfo Afrique

 

 

 

 

 

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