Amine, franco-marocain, aime Sadio, franco-malienne. Dans leur cité, l’intolérance de leurs familles les oblige à cacher leur relation.
Au départ, Amine n’avait pas exigé l’anonymat. Aucun souci pour le prénom, ni même pour la photo. Et puis, quelques jours avant notre rencontre, il s’est rétracté. Je lui avais proposé Youssef, il a préféré Amine.
En fait, le jeune fonctionnaire franco-marocain, presque la trentaine, n’a rien à cacher, si ce n’est sa relation avec Sadio, de cinq ans sa cadette et Franco-Malienne. Un Arabe et une Noire amoureux. Pour leurs familles respectives, quelque chose d’impensable.
Vivons cachés, vivons malheureux
Amine et Sadio vivent dans le même quartier, aimeraient se fiancer mais ne se tiennent jamais la main en public et, pour se voir le soir, se retrouvent sur un parking, « au cas où ». Au cas où quelqu’un de leur entourage venait à les surprendre, les juger et vendre la mèche. Quand je lui demande quelles seraient les conséquences, il prend un temps de réflexion : « Un gros tas d’embrouilles, parce qu’on a franchi la limite. »
Amine n’a pas vraiment l’habitude de parler de lui. Il est gêné, et insiste à plusieurs reprises pour que je ne déforme pas ses propos. Parfois, il scrute ma feuille :
« Je ne veux surtout pas dire que le racisme entre Arabes et Noirs est systématique. C’est absolument faux. Je dis juste que Sadio et moi, nous avons des familles très communautaristes et que notre cas n’est pas unique. »
Et puis, il se met à rire : « J’ai l’impression de confesser un meurtre ou de tromper ma femme. »
« S’ils savent que tu vois un Rebeu, les parents vont te tuer »
Amine et Sadio ont toujours habité dans leur cité yvelinoise. Mais depuis deux ans, les statuts ont changé. De « petite de ma cité » autrefois, elle est désormais « sa femme ». A l’époque, Sadio vient tout juste de commencer à travailler dans le fast-food dans lequel Amine est déjà un taulier. Ils bossent ensemble, rentrent ensemble et un soir, s’embrassent dans une cage d’escaliers sans lumière. Les souvenirs sont précis.
Au fil des messages, ils se disent « je t’aime ». Dans l’euphorie, Amine se souvient d’avoir appelé Atef, son meilleur ami, stupéfait :
« Tu sors avec une Renoi [Noire, ndlr] ? Mais t’as pété les plombs ? ! »
Même son de cloche chez Sadio, qui raconte tout à sa grande sœur :
« Si papa et maman savent que tu vois un Rebeu [Arabe, ndlr], ils vont te tuer. »
Je lui demande quelques détails sur Atef. Il me répond simplement qu’il a été éduqué comme lui, selon des principes bien précis, qui s’apparentent en définitive à des dogmes :
« Les Arabes et les Noirs vivent ensemble dans les blocs, s’apprécient. Mais la limite, c’est l’amitié. Un mariage, c’est niet. Chacun à sa place. »
Une posture paradoxale qui, pour Amine, est beaucoup plus complexe que du racisme – un mot qu’il refuse d’ailleurs de prononcer.
« Ça va au-delà d’une religion ou d’une couleur de peau »
Il allume une cigarette et me raconte l’histoire de sa grande sœur :
« Un soir, elle annonce à table qu’elle voit quelqu’un. La première question de ma mère est : “De quelle origine est-il ?” “Algérien” ! Là, mes parents lui disent que c’est non, et qu’il faudrait qu’elle trouve un Marocain pour son bien. »
Nouveau paradoxe : « Certaines des amies de ma mère sont algériennes. Ma sœur n’a pas compris. » Elle finit par se résigner, à contrecœur. Du racisme, du communautarisme, des traditions, le qu’en-dira-t-on. Pour Brahim, son cousin qui nous rejoint, l’un des rares au courant pour Sadio et Amine, un complexe de supériorité aussi :
« Certains anciens de chez nous pensent que leur communauté vaut mieux que l’autre. Genre un Noir est mieux qu’un Arabe ou l’inverse, qu’un Algérien est mieux qu’un Marocain. Ils transmettent ça à leurs enfants. Ça va au-delà d’une religion ou d’une couleur de peau. »
Une heure de route pour manger au restaurant
Amine le coupe :
« Faut dire aussi que dans nos bleds, il y a certains préjugés. Au Maroc, l’Afrique noire renvoie parfois à des choses négatives. La pauvreté, la maladie et même, pour certains, l’esclavage. Même si tout le monde s’en fiche ici, ils ont peur de ce que la famille et les amis là-bas diraient. »
Dans un nuage de fumée, Amine me dit que se cacher plombe de plus en plus sa relation. Un côté absurde, complètement décalé. Deux ans à se planquer, quitte à faire une heure de route pour manger au restaurant. Brahim le taquine : « Dis-leur que tu es gay, ils accepteront n’importe qui après ça. » Fou rire, et aveu : « Tu me crois, j’y ai pensé ! ».
Pas question de fuir, mais pas question d’en parler
Il n’imagine pas une seule seconde se fiancer ou se marier sans l’aval de ses parents. Elle non plus d’ailleurs. Pas question de fuir, ou de les mettre devant le fait accompli comme certains leur ont conseillé, parce qu’« ils n’envisagent pas le bonheur d’une union sans leurs familles respectives ».
Mais impossible de trouver le courage d’en parler. Parfois, Amine se donne des délais pour franchir le pas. Dans quelques semaines, dans un mois, dès qu’il touchera sa prime… Le moment venu, les mots lui manquent. La peur du « non » et du conflit qu’il engendrerait ensuite. « La prise de tête ».
Je ne l’interroge plus. Je lui laisse la parole. Il me confie qu’il se déçoit et qu’à bientôt 30 ans, il devrait assumer. Pour lui, mais aussi pour ses parents. Pour qu’ils changent. Pour qu’ils s’ouvrent. Il n’y arrive pas. La peur de les décevoir.
Mariage mixte, salle des fêtes à moitié vide
Un soir, son grand frère revient d’un mariage, celui de Nawel, la Marocaine et Abou, le Guinéen. Beaucoup de cartes d’invitation, mais une salle des fêtes à moitié vide. « Bah ! C’est normal aussi, qu’est-ce qui lui a pris de se marier avec un Renoi ? », lui lance-t-il. Les familles respectives ont boycotté la cérémonie.
Amine aurait dû répondre à son frère pour défendre sa cause, mais ne l’a pas fait. Pire, il n’a pas bronché, même dans la surenchère : « J’aimerais pas être à la place des parents de Nawel. » Après un bref silence, Amine reprend :
« Il n’en pense pas un mot. Il a juste imprimé le truc comme quelque chose de normal. »
« Pour elle, c’est encore plus compliqué »
J’aborde la question des parents de Sadio. Il est un peu réticent à en parler. J’insiste. Il me raconte qu’il ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’eux non plus ne sont pas disposés à accepter un métissage.
La jeune fille a refusé de me parler. Par timidité, mais aussi parce qu’elle n’a pas envie de dire du mal de ses parents. Car pour elle, les choses sont encore plus compliquées :
« Si elle ne ramène pas quelqu’un à la maison, j’ai peur que ses parents ne commencent à lui forcer la main. Toutes ses sœurs, même les deux petites, sont mariées. »
« Pas de Sénégalais ou d’Antillais. Un Malien, c’est tout »
Cet été, elle a évoqué avec sa mère l’hypothèse d’un métissage. Vaguement. Fin de non-recevoir. Sa mère se met en colère, sans vraiment avoir saisi le sens de ce que lui disait sa fille. Elles sont en décalage.
« Elle lui a dit : “Pas de Sénégalais, pas de Congolais et encore moins d’Antillais. Un Malien, c’est tout.” Chrétien, juif, musulman mais un Malien. Si elle savait que sa fille était avec un Arabe… » raconte Amine, avant de renchérir :
« Même si je me mariais avec Sadio, ça resterait communautaire. On vient du même quartier, du même continent, on a la même religion. »
Avant de s’en aller, il jure qu’il me recontactera, cette fois-ci pour me dire qu’il a osé.
Brahim, lui, voit ça d’un œil détaché, presque lointain. Son père est aussi marocain, mais sa mère sénégalaise. Ils se sont mariés au début des années 70 à Paris, « sans aucun problème ». Ni ici, ni là-bas. Alors, au moment de leur présenter Cécile, franco-laotienne, Brahim n’a pas eu de questions à se poser.
Source : Rue89 – L’Obs