Ils ont, par leurs talents, contribué dès l’esclavage à enrichir la cuisine américaine, sans en récolter les honneurs. Les chefs noirs, qui peinent toujours à se frayer un chemin jusqu’au firmament du milieu culinaire, espèrent finalement obtenir « la visibilité qu’ils méritent ».
Durablement transformée par l’esclavage, la cuisine américaine en porte encore les marques.
Certains plats emblématiques, comme le calorique « mac and cheese », ont été popularisés par des chefs esclaves. Et nombre d’ingrédients, comme les cacahuètes, le gombo ou la pastèque, ont été rapportés d’Afrique, explique l’historienne Kelley Deetz, auteure d’un livre sur le sujet.
« Des chefs esclaves cuisinaient dans les plantations des hommes les plus importants des Etats-Unis », comme les anciens présidents Thomas Jefferson ou George Washington, ce qui a fait connaître leurs recettes, dit-elle à l’AFP.
S’ils préparaient aussi des plats européens, « à partir du XIXème siècle on voit de la cuisine africaine décrite dans les livres de recettes », poursuit Kelley Deetz.
Mais les noms des chefs esclaves, eux, n’y figurent pas. Les maîtresses de maison, blanches, « récoltaient tous les honneurs », raconte-t-elle, effaçant ainsi la place de leurs cuisiniers de l’histoire américaine.
« Il est temps de rendre à César ce qui appartient à César », dit-elle.
« Les chefs noirs ont aidé à modeler la nourriture américaine d’aujourd’hui, nous avons littéralement construit cet édifice, donc nous méritons notre place en pleine lumière », plaide Jerome Grant, chef du restaurant « Jackie » à Washington.
« Jamais assez bons »
Rares sont les visages afro-américains à s’être introduits dans le club très blanc des chefs ultra-célèbres, aux côtés de stars comme Anthony Bourdain, décédé en 2018, ou Thomas Keller.
Cela n’étonne pas Jerome Grant, qui regrette que les chefs noirs soient trop souvent « dédaignés », jugés « jamais assez bons pour diriger une cuisine ».
Né d’un père afro-américain et d’une mère philippine, il dit avoir subi du racisme dans le milieu de la cuisine, et s’être entendu dire qu’il était « plutôt bon pour un chef noir ».
Selon lui, les chefs afro-américains sont « mis dans une case », et on attend d’eux qu’ils se cantonnent à « un seul type de cuisine ». Lui ne revendique aucune limite à sa créativité même s’il veut aussi, par ses recettes, honorer ses racines et « raconter l’histoire des mains qui ont bâti l’Amérique ».
A la carte de son restaurant figure notamment un plat de queue de boeuf. Comme les abats, cette partie de l’animal jugée moins noble et délaissée par les Blancs était autrefois donnée aux esclaves, qui « en ont fait des plats extraordinaires », dit-il.
Le chef Grant considère que les cuisiniers afro-américains « commencent à avoir la visibilité qu’ils méritent », mais qu’ils devraient « en avoir encore plus ».
Pour que plus de chefs puissent, comme lui, faire connaître cette histoire, Erinn Tucker et Furard Tate ont fondé ensemble la « DMV Black Restaurant Week », qui promeut les restaurants tenus par des Afro-Américains autour de Washington.
« Nous devons apprendre aux jeunes Afro-Américains » qu’il « est possible de posséder un restaurant, qu’il est possible d’être chef », soutient Furard Tate, lui-même ancien restaurateur.
Clichés
Selon Erinn Tucker, de nombreux clichés entourent encore la nourriture noire aux Etats-Unis, vue comme trop grasse ou cantonnée à certains mets tels que le poulet frit, traditionnellement « réservé à des occasions spéciales » mais dont les chaînes de fast-food se sont « emparées », généralisant ainsi sa consommation.
Cette connotation négative a pu dissuader les Afro-Américains « de servir des plats qui correspondent aux stéréotypes de la +soul food+, car ils sont jugés de mauvaise qualité », pense-t-elle, en faisant référence à la cuisine traditionnelle de cette minorité dans le sud des Etats-Unis.
Les choses commencent à changer depuis « 10 ou 15 ans », et les chefs « comprennent désormais que c’est une part du patrimoine de l’Amérique », reprend Erinn Tucker.
Récemment, une série documentaire à succès diffusée sur Netflix a participé à cette prise de conscience: « La part du lion » (« High on the hog » en anglais), basée sur le livre du même nom publié par l’historienne culinaire Jessica Harris, spécialiste de la cuisine de la diaspora africaine.
« Ça a touché un nerf », estime-t-elle en se réjouissant de la popularité de la série, dans laquelle elle apparaît.
Pour elle, il est « cardinal » que des films, des livres ou des documentaires s’emparent de ces sujets, car « l’histoire noire est très peu connue et vue ».
Jessica Harris espère désormais un changement durable. « Même nous, les Noirs, on est en train d’en apprendre sur nous », dit-elle. Cette histoire restant à explorer, « il faut fouiller, revoir, remettre en question ».