On en attendait 2 000 par an. Ils sont à peine 400 à avoir demandé et à avoir bénéficié de la carte dite « Compétences et talents » créée pour encourager « l’immigration choisie ». Son échec est emblématique de la schizophrénie française vis-à-vis de l’immigration et du désamour dont pâtit la France.
Depuis sa création, cette carte est censée faciliter l’installation des porteurs de projets de développement présentant « un intérêt pour la France et [leur] pays d’origine ». Elle offre de belles opportunités (visa de trois ans, titres de séjour pour la famille) à ceux qui veulent se lancer mais les critères sont restrictifs.
Résultat ? On est loin des 2 000 cartes annuelles annoncées par l’ex-ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux.
« C’est un échec », juge Emmanuel Terray, professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et auteur de « Immigration : fantasmes et réalité » (éd. La Découverte, 2008) :
« La France n’offre pas assez de stabilité aux étrangers qui veulent s’installer. »
Pourquoi ? Manque de visibilité, commission qui ne se réunit pas, absence d’informations des agents préfectoraux, frilosités et lourdeurs administratives ? Un peu tout à la fois.
« Les élites n’ont pas de patrie »
A travers les restrictions, le gouvernement veut empêcher l’immigration clandestine. Mais dans les faits, les premiers découragés ne sont pas toujours ceux espérés.
« Les élites n’ont pas de patrie, elles vont là où elles se sentent le mieux », affirme Mamadou Barry, Guinéen, président de l’Association pour la mise en valeur des initiatives de la diaspora (Avid) :
« En France, les entreprises qui veulent vous recruter à la sortie des études doivent acquitter une taxe et prouver que le poste ouvert à l’embauche n’a pu être pourvu par un national. C’est compliqué. »
Question d’opportunités donc, mais aussi de climat :
« Au Canada, l’immigration est grosso modo acceptée. En France, on n’arrive pas à comprendre si on veut des étrangers ou si on n’en veut pas. Même si on en a besoin, on ne veut pas trop le dire… alors quand il y a une possibilité d’immigration, ils partent. »
Papa, Sénégalais : « L’incompréhension au guichet » de la préfecture
Papa Camara est en colère et veut le faire savoir. Lors de sa demande à la préfecture de Cergy-Pontoise, il s’est heurté « à l’incompréhension au guichet ». Première étape :
« L’agent m’a répondu qu’elle ne connaissait pas cette carte. »
Bureau suivant :
« Ils ne m’ont demandé aucun document, ils m’ont demandé de donner tout ce que j’avais. »
Feuilles de paye, CV et projet de 300 pages. Résultat : négatif.
« Aucune explication. J’ai juste reçu un mot disant que mon dossier n’était pas assez étayé. »
Papa Camara, originaire de Saint-Louis du Sénégal, a étudié en France. A 32 ans, sa thèse bouclée, il souhaite « légitimer » son expérience avant de rentrer au pays où il se projette enseignant et consultant auprès des ONG.
Avec des amis, il a mis sur pied un projet pour favoriser l’émancipation économique des femmes sénégalaises. Initiative refusée en préfecture :
« Ce projet, je le mettrai en place, si je ne suis pas soutenu ici, j’irai ailleurs. Je ne suis pas en manque de solutions. »
Un peu amer, il compare :
« Quand je suis allé aux Etats-Unis pour un colloque d’une semaine, ils m’ont donné un visa de dix ans. Au consulat, l’agent a juste pris la lettre d’invitation de l’université de l’Ohio, a demandé mes diplômes et mon niveau d’anglais. »
Aujourd’hui, il hésite : réitérer sa demande ou partir directement au Québec ? Pour l’outre-Atlantique, le dossier est déjà prêt.
Sidi , Sénégalais : « Au Canada, l’origine ne compte pas »
Ce pays ouvre grand ses portes aux étrangers hautement qualifiés et accueille les déçus du système français. Georges Lemaître, spécialiste des questions de migrations à l’OCDE, en explique le fonctionnement :
« C’est un permis à point, basé sur les compétences. Pas besoin d’avoir un employeur pour s’y installer. Et l’immigration est très bien acceptée. »
Après dix années en France et une thèse de communication à la faculté de Grenoble, Sidi Seydi, Sénégalais de 34 ans, a mis les voiles. Aujourd’hui, il enseigne à l’université de Montréal.
« Je sentais que les portes se fermaient en France, malgré le niveau d’étude. Alors j’ai dû quitter ce pays que j’aime tant. En arrivant au Canada, j’ai réalisé que j’avais pris du retard. Ici, l’origine ne compte pas, il n’y a que les compétences. »
Il projette de rentrer au pays pour ouvrir un lycée et une université privée. Lorsqu’il a reçu la réponse du Canada, il était en train de demander une carte « Compétence et talents ». Trop long, trop incertain.
« Il y a eu quelques cafouillages, et dans les préfectures, les consignes ont évolué. Les agents en ont donné de moins en moins aux étudiants. »
Amadou, Burkinabé : « Ceux qui ont le choix ne vont pas en France »
Alexandre Georges est directeur de Migration conseil, un cabinet spécialisé. Il décrit des incohérences :
« Un accord a fixé un plafond de 1 500 cartes pour la seule Tunisie mais seules quelques dizaines ont été délivrées. C’est une illusion de vouloir contrôler l’immigration. Les très qualifiés, ce sont eux qui ont les cartes en mains, ce sont eux qui choisissent. »
Amadou Condé, qui fait la navette entre la France et l’Afrique de l’Ouest, l’affirme :
« La France n’est plus la destination naturelle, ceux qui ont le choix ne passent pas par ici. »
Pourtant, si dans les universités africaines, les étudiants rêvent de plus en plus d’Amérique, le coût bien plus faible des études en France reste un argument. La langue et l’Histoire communes jouent aussi un rôle.
Bientôt une « Blue card » européenne
Amadou Condé fait partie de ceux qui ont décroché le sésame. Arrivé en France durant ses études secondaires, il rejoint, après son bac, une école d’ingénieur lilloise, spécialisée dans les télécommunications. Le « besoin d’autonomie » surgit en stage, alors, en dernière année, il intègre une couveuse d’entreprises pour y faire mûrir la sienne. Doonya Technologie est lancée en 2009 avec l’aide d’un associé :
« Aujourd’hui, nous avons une dizaine de salariés et plein projets en Afrique de l’Ouest. »
Il obtient la carte « Compétences et talents » sans trop de difficultés. Ensuite, il espère rentrer au Burkina Faso, son pays natal. A condition toutefois de pouvoir circuler librement, car « pas question de mettre à la porte tous les salariés lillois ».
La carte « Compétences et talents devait être le fleuron de l’immigration choisie. Un peu tombée aux oubliettes, elle pourrait être remplacée par la nouvelle “carte bleue européenne, adoptée par le Parlement.
Inspirée de la ‘Green card’ américaine, mais réservée aux super qualifiés, ses conditions d’accès très restrictives (bac+3 ou cinq ans d’expérience professionnelle, promesse d’embauche et de salaire à 4 000 euros mensuel) ne devraient toutefois pas changer la donne.
Source : Rue89