Des plages de Nice à Juan-les-Pins, la vente à la sauvette fait grogner touristes et commerçants mais fait vivre, modestement, des centaines de personnes.
Allongée sur le transat d’une plage de Juan-les-Pins (Alpes-Maritimes), Marlène profite d’un massage. «Ça me détend vraiment les jambes. Mais je refuse toujours qu’on me fasse le dos, car j’ai peur qu’on me détraque quelque chose.» Si Marlène est un brin méfiante, c’est parce qu’elle n’est pas entre les mains d’un professionnel. Quelques minutes auparavant, elle a été interpellée par une masseuse. Après négociation, elle a accepté une demi-heure de soins contre 10 euros. «A ce prix-là, il ne faut pas être regardant sur l’hygiène. Et puis, ta serviette, tu pourras la mettre au lavage, parce qu’elle est pleine d’huile», rigole son mari, Claude, allongé à ses côtés. Cette plage, comme le reste du littoral, est investie chaque été par les vendeurs à la sauvette. Une présence mal acceptée par les commerçants, et que les municipalités concernées ont bien des difficultés à refréner.
Depuis quarante ans, ce couple de retraités passe tous ses étés à Juan-les-Pins. Quand ils ne bullent pas sur le sable d’une plage privée, ils sont sur la terrasse de leur appartement avec vue sur mer. «J’observe leur petit manège toute la journée. Il y a une vingtaine de masseuses asiatiques et leur chef. Chaque année, elles sont de plus en plus nombreuses», raconte Claude. La jeune fille qui s’occupe des pieds de Marlène, il la connaît bien. «Je travaille sur la plage depuis sept ans»,explique la masseuse, un chapeau sur la tête et un sarouel aux motifs balinais pour l’exotisme. «C’est 20 euros pour les pieds et 40 pour le corps entier. Ça dure trente minutes.» Et de dérouler son discours en tendant un petit panneau présentant les points de réflexe de la voûte plantaire.
«Plaques rouges sur la peau»
Impossible d’en savoir plus. A toute autre question, elle prétend ne pas parler français, uniquement le chinois. «Ça fait presque cinq ans que j’essaie de discuter avec elle, explique Claude, mais elle ne répond que par oui ou non et un large sourire. Je pense qu’elle a peur de son chef.»
Face à ces masseuses un peu collantes, les plagistes se sentent dépassés.«Toute la journée, on leur dit de partir, mais ça ne sert à rien», se résigne Sébastien (1). Ce serveur a vu se multiplier les mésaventures auprès de ses clients : «Au niveau de l’hygiène, c’est désastreux. Elles utilisent les mêmes serviettes toute la journée et elles ne se lavent pas les mains. Des touristes m’ont même montré des plaques rouges sur leur peau à cause des huiles.»
Mais ce qui agace le plus Sébastien, c’est le «racolage» auprès de ses clients. Léa et Oriane ont payé leur transat pour «être tranquilles». Or des jeunes filles sont venues les démarcher «cinq ou six fois dans l’après-midi». «On dit non à chaque fois et elles insistent, c’est fatigant»,soufflent les deux copines. «Certains touristes vont jusqu’à accrocher à leurs parasols des pancartes « no massage » pour ne pas être dérangés,affirme Sébastien. J’ai même des clients qui désertent notre plage pour aller dans des endroits où ils ne seront pas sollicités, comme les îles de Lérins.»
Pour que les touristes ne partent pas bronzer ailleurs, la mairie d’Antibes-Juan-le-Pins a pris des dispositions. Un arrêté municipal interdit toute activité ambulante sur la commune. «C’est un phénomène récurrent sur les plages. Les masseurs et les vendeurs arrivent avec les beaux jours et l’affluence de touristes, explique le directeur sécurité domaines de la police municipale. Le problème avec les massages, c’est la qualification juridique de l’infraction. C’est une prestation de service rémunérée, presque un acte médical.»
A Juan-les-Pins, il n’y a pas que les masseuses qui travaillent illégalement sur la plage. Mamadou zigzague entre les parasols et les serviettes. Ce Sénégalais de 53 ans vend des perches à selfies. Un produit qui attire les touristes mais qu’il a du mal à écouler. «J’achète les perches 8 euros, et j’essaie de les revendre 20. Les gens négocient en dessous du prix auquel je les paye. Ça ne vaut pas le coup.» Mamadou travaille sur cette plage depuis cinq ans. Chaque année, il débute en mai pendant le Festival de Cannes et arrête en septembre. Plus de douze heures à marcher en plein soleil pour des gains qui ne lui permettent pas, dit-il, de«nourrir et élever [ses] enfants».
Sall, lui, a installé lunettes, chapeaux et bracelets sur les marches qui mènent à la plage. Arrivé du Mali en 2005, il a d’abord travaillé dans un restaurant de la station balnéaire. Depuis sept ans, il vend des gadgets aux touristes. «Je n’ai pas d’autre choix, parce que je ne veux pas mendier», explique-t-il. Sall a peur de la police. Depuis le début du mois, les agents lui ont déjà confisqué deux fois sa marchandise. Il affirme avoir payé des amendes de 20 et 35 euros. «Je ne fais pas ce métier pour embêter les gens. Je rêve de travailler, comme tout le monde, mais je ne trouve pas.»
A Nice, même afflux de touristes et même ballet de vendeurs. Seuls les galets remplacent le sable. Là aussi, la ville a pris des dispositions drastiques. Sur les plages, un arrêté municipal interdit de «pratiquer un commerce quelconque, ambulant ou non, sans s’être muni préalablement des autorisations légales nécessaires». «Or, en pratique, aucune autorisation n’est accordée» , fait remarquer le responsable de la police administrative de Nice, Michel Raymond-Clemoz. Pour le code pénal, la vente à la sauvette est un délit puni, dans sa sanction maximale, de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. «La vente ambulante est ancestrale, explique Auguste Verola, l’adjoint délégué au commerce. Ce qui dérange, c’est qu’ils ne paient pas d’impôts. C’est du travail illégal et non déclaré.»
Sur la plage la plus proche du Vieux Nice, les baigneurs peuvent acheter cacahuètes, pastèques et cannettes sans quitter leur serviette. Depuis trente ans, Ali (1) foule les galets niçois avec une pyramide de chouchous sur un plateau qu’il vend 2 euros le petit paquet. «Ce métier est difficile. La marche et le soleil, c’est très fatigant. Et la recette ne dépasse jamais 50 euros par jour, explique-t-il. Je travaille ici pour faire vivre ma femme et mes six enfants.»
Chaque année, Ali dépose une demande d’autorisation de vente à la mairie de Nice, elle est systématiquement refusée. «Je paye des impôts, je suis enregistré à la chambre de commerce. J’ai le droit de travailler partout, sauf sur la plage. Mais c’est sur la plage que ça marche le mieux. Alors je ne comprends pas pourquoi c’est interdit», peste-t-il. Lorsqu’il croise des policiers municipaux, Ali est verbalisé et doit payer 11 euros, affirme-t-il.
«Deux poids, deux mesures »
Sur la plage publique, Niçois et touristes ont un avis unanime : acheter des boissons et des sucreries sur les galets, c’est très pratique. «On n’a pas besoin de traverser la route pour aller dans un magasin ou un café», se réjouit Valérie. Nabil est du même avis : «C’est servi directement sur place et c’est vraiment très frais !» Un point de vue que ne partagent pas les bars de plage, qui dénoncent une concurrence déloyale. «On paye des taxes, pas eux. On a des contrôles d’hygiène, pas eux. Il ne faut pas qu’il y ait deux poids, deux mesures», soutient René Colomban, le président du syndicat des plagistes de Nice. Dorian Jodar, chef plagiste à Opéra Plage, est plus virulent : «C’est une horreur, un fléau. Ils nous bouffent le travail.»
Et si la solution résidait dans l’installation de kiosques homologués sur la plage ? C’est la thèse que soutient Thierry, qui vient ici 365 jours par an.«Ce qu’il faudrait, c’est installer des baraques aux normes d’hygiène pour les personnes qui ne sont pas clientes des terrasses privées. C’était comme ça avant, et ça marchait bien.» Hypothèse inenvisageable pour l’adjoint au commerce, Auguste Verola : «Le prix des concessions des plagistes a beaucoup augmenté. Les baraques leur feraient trop de concurrence.»
En ce dimanche après-midi, les cris d’Ali se confondent avec le clapotis des vagues. Depuis 1985 qu’il travaille sur la plage, il a affiné ses techniques de vente : des slogans qui restent dans la tête et l’offre d’une cacahuète aux enfants à l’heure du goûter. Habillé toujours en blanc«pour être reconnu de loin», Ali va jusqu’à affirmer être créateur de lien social : «Je connais tout le monde. Certains depuis qu’ils sont bébés», se réjouit-il, se plaçant en mémoire de la plage. «Je surveille. Grâce à moi, il y a moins de voleurs. Dès qu’une poubelle n’est pas vidée ou que les galets ne sont pas bien installés, je suis le premier à le remarquer. Je pourrais être employé par la mairie pour ça», ironise-t-il.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Liberation