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Saint-Ouen : Le business de la drogue devant les écoles

La rue grouille d’enfants criards et de parents tout aussi bruyants. Il est 19 heures et une vingtaine d’ados s’essoufflent derrière un ballon sur le terrain de foot. Ce 8 mai est un jour férié chaud et ensoleillé. A 19 h 15, lorsque la première détonation éclate, les habitants pensent à un pétard. Mais, à la deuxième, tous ont compris. Et détalent. Dans les buissons, les cages d’escalier… Cinq coups de feu retentissent et tonnent pendant dix longues secondes. Puis c’est un silence écrasant, et une forte odeur de poudre infeste le quartier. Hagards, les badauds sortent de leurs abris. Par terre, quatorze douilles, dont une aurait été retrouvée dans le jardin d’une crèche à proximité. Deux impacts, larges comme des balles de golf, sont visibles sur le capot d’une voiture. Ni blessé ni mort. C’était un avertissement. « Comment peut-on imaginer cette scène chez nous ? C’est surréaliste », s’écrie une mère, outrée. Ce soir-là, Saint-Ouen s’endort sonné, une fois encore.

Depuis le début de l’année, six fusillades ont éclaté. Sans tuer. « Un miracle ! » jure Myriam, une habitante. C’est une petite dame pleine d’énergie. Elle ne mâche pas ses mots, cache encore moins ses opinions, mais craint les représailles. « Ils vivent sous nos fenêtres, ils nous connaissent. Difficile de savoir qui est dans le deal, qui est dehors. Ils font peur, sont agressifs. On est chez eux. Mes amis ne veulent plus venir me voir. »

« 10 BARRETTES ACHETÉES, UNE OFFERTE ! »

La situation est devenue insupportable. Collée à la capitale et au périphérique parisien, la ville de Saint-Ouen compte neuf principaux lieux de vente, ouverts de 15 heures à minuit. Ici, on les appelle les « fours ». De shit, d’herbe (« bédo »), de cocaïne (« CC »), d’héroïne (« Hélène »), d’ecstasy, que sais-je encore. A chaque deal son vocabulaire. Un « Big-Mac » est une dose d’héroïne, une « salade » est une dose de cocaïne coupée, une « salade non assaisonnée » est une dose pure. On pourrait en rire… Le client est choyé. On le fidélise avec des SMS l’avertissant de promotions alléchantes et de grammes offerts, des drogues dures comme la cocaïne ou des cachets d’ecstasy. L’addiction est rapide, l’investissement rentable pour les trafiquants. Certains vont jusqu’à tamponner des cartes de fidélité – « 10 barrettes achetées, une offerte ! » – estampillées des initiales des « patrons ».

Chaque magasin « emploie » une quinzaine de personnes, parfois plus. Pas de congés payés ni de RTT. Depuis huit ans, l’organisation est toujours la même. Des « guetteurs », des mineurs ou désormais des sans-papiers – des Tunisiens ou des Pakistanais surnommés « Pakpak » – surveillent, des « nourrices » cachent les produits, des « coupeurs » préparent les doses, des « charbonneurs » les distribuent. Il y a ceux qui apportent la marchandise à scooter, ceux qui collectent les recettes, « toutes les trois heures environ, pour éviter que les vendeurs aient de grosses sommes sur eux », explique un policier. Au bout de la filière, des chefs, la trentaine, la plupart planqués à la frontière espagnole pour faciliter le réapprovisionnement, ramassent les bénéfices… juteux. Jusqu’à 20 000 euros par jour pour le point de deal le plus rentable, au cœur de la cité Emile-Cordon. Pas étonnant qu’on se dispute les marchés et s’arrache la clientèle à coups de gros calibre. Les OPA sont brutales, parfois mortelles. Le 30 avril dernier, à 16 heures, à la cité Cordon, trois personnes ont été blessées et 21 douilles de 9 mm ont été retrouvées. Une balle a traversé le mur de l’appartement d’un couple au premier étage, une autre a troué la manche d’une vieille dame.

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Ces « entreprises » lucratives sont protégées, parce qu’elles sont vite convoitées. Comme dans les quartiers nord de Marseille, les bandes des cités se livrent une guerre. Autour des fours, des gamins patrouillent à scooter, sans arrêt. Chaque entrée est surveillée. Celle du 8-Mai-1945, à cinq minutes des puces, prise d’assaut le week-end, est derrière l’hôtel de ville, à quelques centaines de mètres du métro. De la station Mairie-de-Saint-Ouen au « magasin », les clients – la plupart des Parisiens – empruntent un itinéraire jalonné de guetteurs encapuchonnés, avec casquette vissée sur le front. Jusqu’à une vingtaine de jeunes. Méfiants, agités, taiseux, indiscrets. Le deal du 8-Mai-1945 est situé entre l’école Alexandre-Bachelet et le centre de loisirs Ampère. Du lundi au vendredi, quatre cents élèves, entre 6 et 10 ans, empruntent en rang, deux par deux, le même chemin que les consommateurs, passant devant les dealers. Des années que cela dure. Un règlement de comptes a laissé sur l’asphalte deux jeunes criblés de balles. Un souvenir, encore vif et douloureux, pour les écoliers et les parents d’élèves. « Est-ce ce que nous souhaitons pour nos enfants ? Que ce trafic permanent soit le paysage normal de leur ville et de leur enfance ? Faudra-t-il attendre un nouvel incident pour agir ? » écrivaient-ils en 2011. Un an plus tard, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, avait fait de la ville un laboratoire de la lutte contre la délinquance et l’insécurité. Les tests ont échoué.

En 2015, Saint-Ouen est toujours un supermarché. Une solide plaque tournante. « Le trafic grossit depuis huit ans, explique Stéphane Font, délégué du syndicat Alliance du deuxième district de Saint-Denis. Désormais, il touche toutes les cités. Pourquoi ? Saint-Ouen rassure, c’est propre, c’est près de Paris et facile d’accès en métro. » C’est un fléau au vu de tous : citoyens, politiques, policiers… Les manifestations n’y font rien. « Nous manquons de moyens humains pour agir et punir. Dans l’unité affectée au trafic de stupéfiants, ils sont seulement cinq. Il faut renforcer ces équipes pour décapiter les têtes des réseaux, c’est le seul moyen de faire mal ! C’est coûteux en effectifs, mais il faut avoir la volonté de résoudre les problèmes, de s’en donner les moyens, et de sanctionner pénalement ceux qu’on arrête. » Depuis mai, des CRS renforcent la cinquantaine de policiers chargés de sécuriser la voie publique. Certains sont repartis. Et le business a repris. Une catastrophe pour les habitants découragés.

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Faïza, 27 ans, éducatrice judiciaire, vit dans la cité Arago, au milieu du trafic. Il y a huit ans, elle a créé avec une amie D-Brouy Jeuness (« débrouille jeunesse » en langage SMS) pour encadrer les enfants. « Beaucoup traînaient dehors car les familles – 40 % sont monoparentales – travaillaient tard, explique-t-elle. Lorsque les gosses manquent de cadre, ils sont vulnérables, influençables. L’idée, c’était de les occuper avec des activités, de les aider pour les devoirs. Dépasser l’entre-soi si répandu chez nous, ouvrir leurs yeux sur le reste du monde, miser sur la mixité sociale. Beaucoup ont déjà renoncé, mais on doit les encourager à rêver de nouveau. » Aujourd’hui, une quarantaine de bénévoles bossent à ses côtés. Deux sont salariés, dont Souleymane, un animateur sportif. Un jeune homme respecté et écouté. « La vie m’a mis une grosse patate, elle m’a ouvert les yeux », lâche-t-il. De son enfance, de sa famille, il ne veut rien dire. Par timidité, ou par embarras. A peine admet-il avoir eu de graves problèmes et une scolarité décousue. « Pourquoi, dans les classes, les plus faibles sont-ils mis de côté ? » demande Souleymane. Il a 19 ans et une maturité étonnante. Voix douce, corps sec, musculeux, longiligne. Regard sombre. Il l’admet, il aurait pu choisir « la facilité, charbonner ». Cent euros pour guetter, 150 pour distribuer la marchandise. Il ne l’a pas fait. « Je m’en suis sorti grâce à Faïza, reconnaît-il. C’est important d’avoir quelqu’un pour t’épauler, il est facile de tomber dans l’engrenage. » C’est un choix de vie. « Soit tu galères pendant des années pour trouver un travail, déplore à côté un ami de Souleymane, soit, pour suivre la masse ou pour survivre, tu bascules dans le deal avec le risque de finir en prison, voire de crever… Pas de s’en extirper. »

L’Association des talents, ADT, ne peut prétendre le contraire. Elle aide une soixantaine de jeunes à prendre le bon chemin. Un défi quotidien, mais rien ne décourage Zakia, Anissa, Moulay et Abdil, les quatre fondateurs, issus de quartiers populaires. « Un gamin qui échoue, il faut l’éduquer, le former, lui apprendre les codes de la vie – comme s’habiller et s’exprimer – et de la société. Puis lui trouver un emploi stable. » Ici, 40 % des jeunes sont au chômage, presque le double de la moyenne française. Pourtant, de grandes sociétés – L’Oréal, Samsung, Danone, etc. – se sont récemment installées, attirées par les petits loyers. « Aucune n’a engagé un mec du quartier, regrette Moulay. C’est décourageant d’envoyer quarante CV et de ne recevoir aucune réponse en retour ! Mais c’est possible de faire bouger les choses. Tous les jours, nous nous battons pour trouver des interlocuteurs et des partenaires. Ensuite, aux jeunes de se donner les moyens de réussir. Contrairement aux idées reçues, ils peuvent s’en sortir. On y croit tous, eux aussi. »

 

Paris Match

 

 

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