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« La recréation est finie. D’ici quatre jours vous partez »

Lampedusa

DE DAKAR A PARIS 4/6. Après plusieurs jours d’attente en Lybie, Kab et ses compagnons embarquent avec 150 personnes sur un zodiac. Direction Lampedusa.

Onze jours de calvaire, d’angoisse de tristesse, de mélancolie… Le lendemain de notre arrivée, vers 10 heures, nous étions tous dans la maison, les yeux fixés sur la télé. Le chef arrive avec Moustapha, un Sénégalais, son bras droit. Ils apportent du pain, du beurre et du lait. Le chef nous demande de rester calme et de parler moins fort. « Si des gens savent que vous êtes là, ils vont venir avec des armes pour vous agresser et prendre tout votre argent et vos biens. Ils peuvent même vous tuer ». Ils nous enferment à nouveau dans la maison comme si nous étions en prison. « La recréation est finie. D’ici 4 jours vous partez ». Six jours après, nous n’avons plus de quoi manger. Moustafa n’est jamais revenu. Ni lui ni l’un de ses collègues.

La faim nous rend faibles. Je mélange de l’eau et du sucre pour retrouver un peu de force. Le 12 novembre, vers 20h, finalement ils reviennent avec deux voitures et nous demandent de prendre nos affaires pour rejoindre un autre groupe. Nous arrivons dans une autre maison. Là-bas, ni électricité ni eau courante, juste un puits. Il y a des Nigériens, des Gambiens, des Somaliens, des Sénégalais et des Gabonnais. Tous avec la même envie de rejoindre l’Europe. Malgré ce but commun, l’effet de se retrouver à 150 dans cette maison avec seulement 3 chambres et un salon, crée des tensions. Une chambre était réservée aux filles. Pour les autres, nous avions formé deux groupes. Le premier groupe allait se coucher de 20h à 2 heures du matin et le second de 2  jusqu’à l’aube.

Entre l’île de Gorée et la plage de Zouara, il n’y a qu’un pas

Cinq jours après, vers 21 heures, c’est le départ. Les responsables viennent nous chercher. Je me retrouve dans le coffre d’une voiture avec 7 autres personnes. Nous sommes tous réunis dans une maison en construction à 150 m de la plage de Zouara, à quelques kilomètres de la frontière tunisienne. Ils nous déshabillent, prennent tout. Argent, bagues, portables, gris-gris… Ils nous donnent des coups de pieds et de ceinture, nous insultent et violent certaines femmes. « Fils des putes, pauvres noires imbéciles ». Ces gens sont-ils vraiment musulmans ? C’est de la barbarie, de la torture. Dans ma tête les leçons d’histoire sur la traite négrière refont surface. Entre l’île de Gorée et la plage de Zouara, il n’y a qu’un pas.

Vers 4 heures du matin, nous finissons par sortir à pied et nous dirigeons vers la plage. Il fait froid. De loin, nous apercevons le zodiac arriver. Ils nous appellent un à un pour monter sur l’embarcation. Je suis le dernier à monter à bord. Cent dix personnes, six bidons d’essence, des biscuits et quelques bouteilles d’eau. Ces mêmes biscuits que j’avais l’habitude de grignoter dans l’amphi de mon université.

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Une personne donne un téléphone au capitaine du zodiac et lui ordonne d’appeler la marine italienne dès que nous arriverons dans la zone européenne. 4h30, nous allons partir. Il faut apparemment 9 heures pour traverser. Il est l’heure, tout le monde est dans le bateau, en route pour l’Italie ou la mort. Je vois les lèvres des uns et des autres bouger, ils prient pour que Dieu guide nos pas.

Le passeur essaye de retrouver le cap, il tient une boussole à la main

Il est 18 heures, ce qui veut dire que nous avons perdu le cap. Nous appelons la marine italienne, mais nous n’arrivons pas à les joindre, nous ne sommes pas encore dans la zone. Le passeur essaye de retrouver le cap, il tient une boussole à la main. Une dispute entre lui et le capitaine éclate. Je commence à sentir la fatigue, la tristesse, la solitude et l’angoisse sur les visages des uns et des autres. Le ton monte dans l’embarcation. Impossible de rentrer, il nous reste un bidon et demi d’essence, si nous faisons route arrière c’est la marine libyenne qui nous poursuivra, autant dire notre mort annoncée.

À un moment donné, nous avons vu un corps inerte flotter parmi les bouteilles, les habits et les chaussures. Le corps était d’une teinte très claire. Nous comprenons que nos frères et sœurs sont restés ici. De gros poissons sautent très haut autour de nous. Il est toujours 18 heures, je pense à ma mère que je voulais rendre heureuse le reste de ma vie et puis à mon père qui a sacrifié la sienne pour ses enfants.

19 h 35 le moteur du bateau ne ronronne plus. Deux hommes se lèvent, Bouba et Ousmane, deux mécaniciens venus de Gambie, au bout de 20 minutes ils réussissent à réparer le moteur. Nous reprenons notre chemin. Tout à coup nous apercevons des lumières, des cris de joie explosent dans le bateau, « Lampedusa, Lampedusa ». Nous suivons cette direction, mais à notre grande surprise il s’agit d’une usine pétrolière sur l’eau.

Il est 20 heures, nous sommes à 100 mètres de l’usine. Tout le monde se met à crier sur le bateau pour que les personnes de la plateforme nous entendent et nous viennent en aide. Certains hurlent « Allahou Akbar ». Nous apercevons un groupe sur la plateforme, ils nous regardent et prennent des photos. Le capitaine décide de plonger et de nager en direction de l’usine. Il parvient à l’escalier, monte sur la plateforme et demande au personnel d’appeler la marine italienne, pour nous sauver.

Je lui tends ma main, mais il dérive

Il revient vers le zodiac, nous l’aidons à remonter. Il éteint le moteur et laisse l’embarcation dériver au gré du courant, en direction de l’usine. C’est notre seule chance. À 50 mètres de l’usine, le zodiac prend l’eau, quatre personnes se jettent à la mer avec les bidons d’essence en guise de bouée et nagent en direction de l’escalier de la plateforme. Deux autres personnes plongent avec leurs gilets de sauvetage, l’un d’eux tente de remonter à bord. Je lui tends ma main, mais il dérive. Les deux disparaitront.

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C’est la panique à bord, tout le monde est debout et se précipite vers l’avant du zodiac, il prend une vague et une dizaine de personnes tombent à l’eau. Je me suis tapi dans le fond du zodiac, j’appelle Brahim, Salou et Hassane. Ils sont tous là. Nous essayons d’aider les personnes tombées à l’eau à les tirer sur le bateau. C’est impossible de le faire tout seul. Il manque des personnes, nous ne savons pas qui encore. J’ai de l’eau jusqu’au genou, je marche sur un corps inerte, c’est une femme qui a perdu la vie. Je demande aux passagers de m’aider. Je la laisse comme ça et me préoccupe plus de ma survie et de celle de mes trois compagnons. Je leur demande de rester calme jusqu’au dernier moment.

Au bout de 40 minutes, un navire arrive. Un homme s’adresse à nous dans une langue que je ne connais pas, mais qui ressemble à l’espagnol. Je devine qu’il s’agit d’italien. Ils nous demandent de rester calme, « nous sommes venus vous sauver ». Je pense qu’un travailleur de la plateforme les a prévenus. Ils nous font monter sur leur bateau. Ils nous accueillent avec des masques de protection, pour se protéger du virus Ebola qui sévissait à l’époque.

Nous les prévenons que d’autres personnes sont tombées à l’eau. Nous partons à leur recherche, mais au bout de 30 minutes ils ne trouvent que quatre corps, trois femmes et un homme. Pour les autres la dernière demeure sera la mer, Bouba le mécano qui nous a sauvé la vie, fait partie de ceux-là.

Le bateau met le cap, direction Lampedusa. 24 heures de route, enfermés dans des couvertures de survie, couleur jaune brillant et aluminium. À l’arrivée certains sont contents, des cris de joie se font entendre. L’Europe, terre des toutes les promesses est là… Ils ont déjà oublié nos frères et sœurs, restés dans l’eau. Leurs corps sans vie échoueront sur une plage en Europe. Moi je rends grâce à Dieu de m’avoir compté parmi les vivants. Et je prie pour ceux et celles qui sont décédés sur cette tragédie.

 

Kab

 

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