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Portrait d’un Sénéf : KARFA DIALLO, « le Nègre de Bordeaux »

Dans la cité du vin, un Dakarois d’origine a décidé de rappeler à Bordeaux qu’elle a aussi un passé douloureux lié au commerce triangulaire, le trafic d’esclaves. Un message qui a parfois du mal à passer.

Lorsqu’il prend la parole, c’est pour s’adresser d’une voix apaisée à son auditoire. S’il parle du devoir de mémoire de Bordeaux par rapport à la traite négrière, c’est sans agressivité.

Karfa Diallo, né à Dakar en 1971, est loin de l’image qu’on lui accole parfois à Bordeaux, celle d’un extrémiste, un « Malcom X sur Garonne ». Il est vrai qu’il en faut peu pour troubler la quiétude bordelaise, ville qui n’a pas connu d’alternance depuis la Seconde Guerre mondiale.

Karfa Diallo demande que la capitale de la Gironde effectue le même travail de mémoire que Nantes afin de s’interroger sur son passé de ville négrière.

« A Bordeaux, près d’une vingtaine de rues portent des noms de familles s’étant enrichies grâce à la traite, il faut s’interroger sur le bien fondé qu’il y a à honorer de tels personnages. », analyse Karfa.

Il reconnaît qu’il a souvent été difficile de faire passer son message avec Alain Juppé, le maire de la ville. « Les plus grandes avancées ont eu lieu pendant l’exil québécois de Juppé. Hugues Martin était beaucoup plus ouvert sur ces questions », estime Karfa.

Pourtant à la mairie de Bordeaux, on estime parfois que Karfa en fait un peu trop, qu’il est un peu « obsessionnel ».

« Il mène un combat authentique, mais d’arrière-garde, estime Alain Dupouy, élu et « Monsieur Afrique de la mairie ». Chaque année, la mairie organise des manifestations à l’occasion de la journée du 10-Mai (Journée commémorative de l’abolition de l’esclavage en France, Ndlr). L’exposition permanente au musée d’Aquitaine qui est consacrée à la traite figure parmi les plus visitées de la ville. Nous faisons même venir les scolaires. »

Alain Dupouy ajoute qu’il est difficile de débaptiser les rues :

« Ces familles ne se sont pas uniquement livrées à la traite. Elles sont avant tout connues pour leurs activités maritimes. Bien des familles habitent encore à Bordeaux. On ne peut pas les stigmatiser. »

La part d’ombre du passé

Karfa Diallo parle d’un ton pondéré, celui de l’ancien étudiant de Sciences Po Bordeaux qu’il a été en 1997 après avoir effectué des études poussées en droit à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar.

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Arrivé en France en 1996 pour poursuivre son cursus, Karfa a failli se retrouver dans la peau d’un sans-papier.

Bloqué à Dakar, il a réussi à revenir à Bordeaux grâce à un coup de pouce d’un grand professeur de droit public.

« Sans Pierre Sadran qui dirigeait à l’époque Sciences po Bordeaux, je crois que je n’aurais jamais réussi à remettre les pieds en Gironde », reconnait Karfa qui a fait des incursions en politique.

Afin de forcer les élus locaux à s’intéresser à la mémoire de la traite et à la diversité, Karfa a dirigé Couleurs bordelaises, une liste qui a obtenu plus de 4% des suffrages lors des municipales de 2001. Longtemps proche des socialistes, il s’est éloigné d’eux. « Je ne suis d’aucun bord. Je ne suis encarté nulle part. Je veux avant tout rester un homme libre », explique Karfa qui a aussi épaulé le chanteur Youssou Ndour lors de la sa tentative de candidature à la présidentielle sénégalaise de 2012.

A Bordeaux, il se bat avant tout pour que les citoyens ouvrent les yeux sur la part d’ombre que comporte le passé de la ville.

« Longtemps, la thèse officielle a été de dire que Bordeaux ne s’était enrichie que grâce au vin. Quand on a une image aussi chic, on n’a pas envie d’y accoler celle de cité de la traite. Certes, le Port de la Lune a été le point de départ de moins de bateaux négriers que Nantes ou La Rochelle, mais ce trafic a contribué à la richesse de la ville », analyse Karfa qui s’amuse du fait que le premier historien à étudier le passé négrier de Bordeaux ait été un universitaire… nantais.

Même les Peuls ont participé à la traite

Il est vrai qu’à Bordeaux, aucun mémorial de la traite n’a vu le jour. Une salle du musée d’Aquitaine évoque la traite depuis 2009. Mais les auteurs de la muséographie semblent plus à l’aise pour évoquer la splendeur de l’architecture XVIIIe de Bordeaux que pour montrer les ravages du commerce triangulaire.

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« Nulle part, le mot crime contre l’humanité n’apparaît », s’étonne Karfa qui reconnait qu’il est moins exalté que par le passé.

« Ce combat avait fini par devenir une obsession. On attendait de moi que je joue toujours le même rôle. Pendant deux ans, j’ai pris du recul pour réfléchir à la façon dont j’allais faire évoluer mon action », explique Karfa qui organise désormais une visite du « Bordeaux nègre » tous les dimanches.

« C’est une façon de faire découvrir l’histoire et aussi de montrer que j’aime cette ville. Ces visites ont beaucoup de succès, même le journal Sud Ouest en a longuement parlé », s’enthousiasme Karfa, qui a aussi mené son combat au-delà des frontières hexagonales.

« Je me suis battu avec succès pour que le Sénégal devienne en 2010 le premier pays africain à faire voter par l’assemblée nationale une loi reconnaissant la traite négrière comme crime contre l’humanité », explique Karfa.

Karfa voudrait aussi que la réflexion sur la traite ne concerne pas seulement l’Occident.

« Même mon ethnie, les Peuls, a participé au commerce triangulaire. Il faudrait s’interroger sur la responsabilité des Africains dans l’esclavage. Mais aussi parler de la traite organisée par les arabes, un sujet qui reste trop souvent tabou », regrette Karfa qui se sent aussi à l’aise à Bordeaux qu’à Dakar. Il ne veut pas jouer les procureurs de l’Occident.

De cette histoire tragique qui a vu le jour sur les bords de l’Atlantique, il croit possible de faire émerger une société métisse. Son livre au titre évocateur, Le Nègre de Bordeaux, raconte le récit d’un exil en terre d’oubli. Cet essai retrace quatorze années d’engagement citoyen.

 

Source : Rfi

 

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