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Pierre Thiam : un chef sénégalais à New York

Ce chef sénégalais vit le rêve américain à New York. Il popularise la cuisine africaine à travers des voyages, des conférences et des livres de recettes.

Ce self-made-man à l’américaine n’est que peu décrit comme tel, plutôt comme le pape de la nouvelle cuisine africaine. Aide-serveur au départ, Pierre Thiam a gravi tous les échelons jusqu’à cette stature de chef d’envergure, promoteur de la gastronomie du continent.

Personnage médiatique outre- Atlantique, auteur de livres de recettes, conférencier, mais aussi gestionnaire d’une société de catering (traiteur), ce globe-trotter qui conçoit l’art culinaire comme un engagement militant préfère parler cuisine plutôt qu’argent. Rien, pourtant, ne le destinait à une telle carrière. D’autant que, chez lui, comme dans toutes les maisons du Sénégal, la gastronomie est avant tout une affaire de femmes. Les hommes sont servis, mais pas admis dans les cuisines…

« Boy Dakar » (enfant de Dakar) comme les autres, Pierre Thiam a d’abord étudié la physique-chimie à l’Université Cheikh-Anta- Diop. Une année blanche l’incite, en 1989, à faire ses valises pour terminer son cursus dans une école de l’Ohio. Il fait partie de la première vague d’émigration sénégalaise aux États-Unis, qui s’imposent alors comme une alternative à la France. À cette époque n’existe pas encore la communauté surnommée Little Senegal sur la 116e rue, à Harlem.

Il se fait dévaliser lors de son escale à New York et, pour se refaire, travaille dans un restaurant du West Village. D’abord busboy (aide-serveur), il fait la plonge au Garvins, où il se fait remarquer pour son enthousiasme, avant de rejoindre le restaurant français Jean-Claude Bistro. En 1995, le voici chef de cuisine au Boom, un établissement sélect de Spring Street, à Soho, où se croisent Mick Jagger, Francis Ford Coppola, Brad Pitt, Madonna, Lenny Kravitz et David Bowie. Le chef du Boom, Geoffrey Murray, lui demande de proposer des plats issus de son pays. Sa touche africaine, sur la carte, le met sur les bons rails. Il est repéré. Bientôt, on se l’arrache.

CLIENTÈLE HAUT DE GAMME
En 1996, Pierre Thiam officie au Bang, un restaurant couru du front de mer à Miami, avant de retourner un an plus tard à New York, en tant que chef de cuisine au Two Rooms. La même année, il démarre son business de catering, un service de traiteur à domicile qui intègre aussi fleurs, lumières et orchestre (du quintet à cordes à l’ensemble de musique africaine).

Présentation soignée, mets délicats inspirés du Sénégal, cocktails relevés au tamarin ou au gingembre, il se fait une réputation. Parmi sa clientèle haut de gamme, il compte le secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon, le jazzman Randy Weston, le basketteur Joakim Noah, ou encore Jeffrey Sachs, directeur du Earth Institute à l’Université de Columbia.

En 2001, après douze ans de labeur, Pierre Thiam a mis assez d’argent de côté pour ouvrir son propre restaurant à Brooklyn, le Yolele, un bistrot expérimental de cuisine africaine contemporaine, qui en inspirera bien d’autres. Trois ans plus tard, il ouvre le Grand Dakar, qui tourne avec une équipe d’une dizaine de personnes, toujours à Brooklyn. Ce vaste arrondissement de New York est alors en pleine gentrification, les classes moyennes fuyant la flambée des loyers et le manque d’espace.

Au Grand Dakar, on retrouve l’atmosphère décontractée, l’incitation au brassage social et racial ainsi que le service professionnel qui font la marque des meilleurs restaurants sénégalais de New York. En 2009 sort Yolele, Recipes From the Heart of Senegal (Lake Isle Press), son premier livre de cuisine, qui lui vaut des prix aux États-Unis, mais aussi d’être invité fréquemment à la radio et la télévision pour parler de son art.

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« La cuisine africaine nous ressemble, dit-il, elle a des goûts audacieux et un côté chaleureux. » Son souci de l’excellence, son attitude ouverte et positive ainsi que son carnet d’adresses, de plus en plus fourni au fil des rencontres, représentent l’essentiel de son capital. En 2012, Pierre Thiam officie à la Biennale de La Havane, où il collabore avec des chefs cubains pour organiser dix dîners d’anthologie.

Ce passionné, surnommé par la presse « roi de la nouvelle cuisine africaine », mène en parallèle une autre carrière, plus mondaine et médiatique. En mai 2013, il a l’idée du festival AfroEats, organisé au Grand Théâtre de Dakar avec concours d’élèves, parcours culinaire à travers les régions du pays et promotion des produits locaux, en partenariat avec le ministère du Commerce et de l’Industrie et l’agence de design Dakar Next. L’idée est de réaliser chaque année le festival dans un pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), mais le projet restera sans suite.

Peu importe, l’aura du chef continue de grandir, tout comme son engagement militant. On le retrouve en 2015 aux fourneaux des Nations unies, sous les auspices de Ban Ki-moon, pour le dîner de commémoration de l’esclavage. Il organise aussi des voyages culinaires au Sénégal, où il emmène des chefs de tous les pays (France, Chine, États-Unis, Cameroun, Togo…) découvrir son patrimoine gustatif et échanger sur leur savoir-faire. Il devient porte-parole du Fonds international pour le développement de l’agriculture (Ifad), une agence onusienne, et participe à sa campagne vidéo « recettes pour le changement », lancée en octobre 2015, avant la COP 21 à Paris.

En quatre minutes, Pierre Thiam, au milieu d’un champ, entouré de femmes organisées en coopérative, explique comment le changement climatique perturbe les cultures au Sénégal. Son cheval de bataille : réhabiliter le fonio, une céréale sans gluten qui pousse partout en Afrique de l’Ouest et qui pourrait résoudre bien des problèmes, à la fois alimentaires et économiques, s’il se substituait, avec d’autres céréales locales, comme le mil, au riz brisé massivement importé de Thaïlande. À Rio, il est invité en 2016 par une équipe de chefs renommés, dont l’Italien Massimo Bottura et le Brésilien David Hertz, également entrepreneur social actif dans les favelas, pour transformer les restes alimentaires du village des jeux Olympiques en plats gourmands pour les Cariocas les plus pauvres. L’initiative, intitulée « Refettorio Gastromotiva », vise à sensibiliser sur les déchets alimentaires et la malnutrition.

RAYONNEMENT INTERNATIONAL
Des favelas de Rio, il passe la même année aux quartiers chics de Lagos, au Nigeria, où il se voit confier la conception de la carte du Nok by Alara sur l’île Victoria. Il réinvente alors les plats traditionnels nigérians et sénégalais pour en faire des mets gastronomiques et proposer de la « fusion » africaine.

Au menu de ce lieu au décor épuré et exotique, dont les murs bleus, le mobilier noir et les luminaires blancs évoquent davantage New York ou Amsterdam que l’Afrique de l’Ouest : igname pilée, mafé, calamars grillés aux épices de suya, pepe soup (gombo et homard) et tarte à l’hibiscus. La clientèle est ravie, hormis ceux qui fustigent le rapport quantité/prix des plats, aux portions microscopiques façon « nouvelle cuisine ».

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Alors que certains pensent à tort que le Nok by Alara lui appartient, Pierre Thiam reste installé à New York, où vivent ses trois enfants. Entre-temps, il a fermé ses restaurants de Brooklyn en 2008 et 2011 :
La cuisine de Pierre Thiam dégustée par les invités de la BSR Conférence 2016, consacrée à l’économie durable, à New York.

« Être chef demande beaucoup de sacrifices. Ma vie de famille était quasi inexistante. Cuisiner demeurait ma passion mais j’avais d’autres ambitions : contribuer à la reconnaissance de nos cuisines africaines et que mon impact aille au-delà du dernier repas que j’ai concocté, explique-t-il. Je voulais toucher davantage de gens à travers mes livres, mes voyages et autres projets. » Dont acte : il sort un deuxième livre de recettes en 2015, Senegal, Modern Senegalese Recipes From the Source to the Bowl (ci-contre), illustré par un photographe culinaire de renom, et continue à gérer son activité de traiteur, tout en rayonnant à l’international.

Son business tourne « avec des contractuels plutôt que des employés et leur nombre peut varier, jusqu’à plusieurs dizaines en fonction de la dimension de l’événement », détaille-t-il. En mai, il servait les invités VIP de l’édition newyorkaise de la foire d’art 1:54. En juin, il a lancé sa ligne de produits alimentaires africains Yolele destinée au marché américain. « Notre produit phare, le fonio, est désormais vendu par Whole Foods, la plus grande chaîne de supermarchés de produits naturels aux États-Unis. Notre but est d’ouvrir de nouveaux marchés pour les produits de coopératives gérées par des femmes, en collaboration avec l’ONG SOS Sahel. »

Infatigable ? Dans les cartons de Pierre Thiam, deux projets de nouveaux restaurants : l’un à New York, autour du thème « African Steakhouse », l’autre dans un hôtel de Dakar. Depuis le début de l’année, il s’est rendu en Caroline du Nord pour une conférence ; à La Nouvelle-Orléans pour des ateliers à l’Université Dillard, où il a comparé certains plats typiques de la Louisiane avec le soupoukandja sénégalais (sauce gombo, huile de palme, viande et poisson mélangés) ; et au Sénégal en février avec une journaliste et un photographe du Wall Street Journal.

Après un saut à Accra puis à New York, retour au pays en avril, pour le Forum de Saint- Louis, organisé par son ami Amadou Diaw, patron de l’Institut supérieur de management (ISM), qui planche sur la création d’un Davos africain. Fin août, il sera l’invité d’honneur du panel « Pathmakers » (pionniers) de la conférence annuelle de l’ONG TED Global à Arusha, en Tanzanie, aux côtés de cinq femmes et du président rwandais Paul Kagame. Médaillé par l’Association des chefs cuisiniers du Zimbabwe en 2012, il n’a curieusement jamais été décoré chez lui. Pourtant, cet ambassadeur culturel, qui se dit
« inquiet et déçu par le niveau du débat politique » au Sénégal, mériterait largement un statut de diplomate itinérant.

Par Sabine CESSOU

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