TRIBUNE. Professeur d’histoire en collège, Jean-Riad Kechaou, s’insurge contre le projet de déchéance de nationalité et souligne combien il remet en cause le discours républicain qu’il tient à ses élèves.
- Oui d’accord, on est Français, on a les papiers mais on n’est pas des « Français-Français » monsieur!
- Que veux-tu dire par « Français-Français » ?
- Ben, une personne blanche qui passe pour un Français quoi !
- Tu veux dire qu’il faut être blanc ou de type européen pour être Français ?
- Ben oui ! Quand on est noir comme moi, on ne peut pas être Français !
- Mais Lilian Thuram, on vient de lire son texte, il est noir et pourtant il n’est pas d’origine étrangère, on pourrait même dire qu’il est un « Français de souche » !
- Un noir Français de souche (rire dans la classe), ça existe ?
- Oui ! Les antillais sont des Français depuis plusieurs générations tout en appartenant à une minorité ethnique !
- D’accord monsieur, mais vous savez très bien que quand les gens nous regardent ils voient des noirs ou des arabes et pas des Français !
- Oui c’est vrai, on nous demande toujours t’es de quel pays ?
- Quand t’es musulman aussi, on ne te regarde pas comme un Français monsieur !
Chaque année, je suis confronté à ce genre de réaction qui amène des conversations passionnantes. Participer à la transmission du sentiment d’appartenance à la nation française, il n’y a pas de plus belle mission. Réussir à convaincre ces jeunes d’origine africaine, asiatique ou européenne qu’ils sont autant Français que les autres est un défi que l’éducation nationale se doit de relever.
J’étudie ainsi avec mes classes de troisième l’accès à la nationalité française et le sentiment d’être Français qui est censé l’accompagner dans ce collège, où l’on compte une quarantaine de nationalités différentes et où une grande majorité des élèves ont un ascendant direct étranger ou une origine étrangère. Pour ce faire, je commence toujours par l’aspect juridique de la nationalité, droit du sol, droit du sang, mariage et naturalisation, tous les modes d’acquisition sont passés en revue.
Ensuite, je leur propose une activité censée leur faire réaliser que la nation française s’est enrichie de vagues successives d’immigration. Elle porte sur des capitaines de l’équipe de France, tous d’origine étrangère dont trois ont même été ballon d’or : Kopa, Platini, Zidane puis Vieira. À travers ces quatre joueurs, on a les quatre principales vagues successives d’immigration du XXème siècle : l’Europe de l’est, l’Europe du sud, le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. En général, cette activité fonctionne très bien et elle est propice au débat, notamment sur les raisons qui ont amené ces joueurs à choisir la France et pas le pays de leurs parents. Eric Cantona a réalisé récemment un très beau documentaire dans lequel Platini ou Zidane expliquent leur choix. On y entend aussi une confidence de Zidane qui explique ne pas supporter une phrase que l’on a tous entendu lorsque l’on est d’origine maghrébine: « Toi, t’es pas comme les autres, tu es différent. »
L’activité se termine par un article sur la polémique lancée par la Marseillaise sifflée lors du match France-Tunisie de 2010. Elle l’avait été aussi lors des deux matchs qui avaient opposé la France aux deux autres pays du Maghreb. Le joueur franco-tunisien Hatem Ben Arfa y avait été copieusement sifflé et qualifié de traître par des supporters de l’équipe tunisienne, dont la grande majorité était née en France.
Le débat se poursuit ainsi sur cette double appartenance qui est sujette à polémique dans les médias lorsqu’elle s’exprime de cette manière. Il en ressort que les élèves aiment la France mais qu’un sentiment de frustration les habite dû à cette stigmatisation ressentie, qui se transforme en rejet, souvent de façade, rarement de fond.
Peu d’élèves déclarent vouloir partir vivre dans le pays de leurs parents et ils ont bien conscience que leur vie en France est plus confortable, malgré les problèmes.
En banlieue, revendiquer son origine étrangère est donc chose courante et peu importe l’origine d’ailleurs, il est important de le signaler. Les élèves originaires d’un pays d’Europe, portugais ou serbes pour ne citer qu’eux, revendiquent tout autant leurs origines que ceux d’origine africaine ou asiatique.
Je tente donc de leur expliquer qu’ils sont Français à part entière et que cette appartenance à la nation française ne remet pas en cause leurs origines. C’est important de le préciser car à cet âge ils sont dans une réflexion clivante, où ils opposent leurs deux pays. Ce constat est amplifié pour les Franco-algériens car pour certains, pas tous, se déclarer Français, c’est trahir quelque part ses ancêtres dont certains sont peut-être morts en combattant la France.
Il faut donc le dire avec détermination. Salif, Marko, Hanane, Flora ou Damien, ce sont tous des Français. Il est aussi important de leur rappeler les droits dont disposent les Français, les valeurs de notre pays qui chaque année amènent des milliers d’étrangers à demander la nationalité française.
Le témoignage de l’écrivain Marguerite Abouet est en cela intéressant. L’auteur de la BD « Aya de Yopougon », née à Abidjan et arrivée en France à l’âge de douze ans, explique les raisons qui l’ont poussée à demander la nationalité française, notamment la participation à la vie politique du pays dans lequel elle vit.
La nation française c’est donc un peuple qui partage des droits, des devoirs mais surtout des valeurs communes et souhaite vivre ensemble dans le futur, ce n’est ni une origine, ni une couleur de peau et encore moins une religion.
Des Celtes, envahis par des Romains, des Vikings, des Hongrois, des Germains puis des Berbères, ça ne fait pas une souche ou alors elle est sacrément bigarrée.
Cette proposition de déchéance de la nationalité française qui ne concernera que les binationaux, peu importe la manière dont on le camouflera dans la Constitution, remet en cause tout simplement le discours que je tiens à mes élèves depuis dix ans.
Ceux d’origine étrangère ne seront plus des Français à part entière étant donné qu’en cas d’appartenance à un second pays, ils seront punis davantage que les autres. C’est donc la fin de l’égalité entre tous les Français, et par conséquent un effritement du pacte républicain qui nous réunit et nous définit. On ne pouvait pas faire pire comme message adressé à notre jeunesse dont l’identité est en pleine construction. On donne aussi un argument de plus aux recruteurs de djihadistes qui insisteront auprès de nos jeunes pour leur dire que ce pays les méprise.
Du coup, ce terme de « Français-Français » utilisé par mes élèves deviendra une réalité, il y aura les « Français-Français » et les « Français-étrangers », des Français de seconde zone, des traîtres potentiels et ça, c’est un véritable drame pour le professeur d’histoire que je suis.