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Omar Ba, à cheval entre Genève et Dakar

Omar Ba, à cheval entre Genève et Dakar

L’artiste sénégalais, dont les peintures se vendent de Paris à New York, se sent aujourd’hui tellement suisse qu’il a ressenti le besoin de se rapprocher de ses racines. A Dakar, il cultive l’art de la terre.

C’était il y a quatorze ans. Un de ces matins de novembre que les Genevois connaissent bien, où le vent et le crachin s’entendent pour vous faire baisser la tête. Omar Ba, lui, les découvre pour la première fois. Il débarque à Genève la tête encore pleine du soleil brûlant du Sénégal et les mains prêtes à se mettre au travail. «Je n’avais pas choisi le meilleur moment», s’amuse aujourd’hui l’artiste de 40 ans.

Son immense atelier, dans un bâtiment industriel de la route des Jeunes, pose le décor: depuis ce jour d’automne, Omar Ba a fait son trou dans la cité et dans le monde de l’art. En témoigne surtout le succès de ses toiles sur carton avec lesquelles il redessine l’histoire en campant des potentats en boubou, à cheval entre l’homme et l’animal. Ses peintures, aussi belles que troublantes dans la vision des rapports Nord-Sud qu’elles racontent, se vendent de Paris à New York. Par l’intermédiaire de galeristes de renom.

S’il arrive à Genève ce matin de 2003, c’est qu’à Dakar, un enseignant de la Haute Ecole d’art et de design le repère. Il lui conseille de déposer un dossier pour un postgrade. Le jury est séduit. «Avant d’arriver ici, je m’étais imaginé beaucoup de choses. La réalité était tout autre.» Ce qui le marque le plus? «Au-delà de la météo, de la propreté, de la façon dont tout est ordonné, c’est de constater la solitude des gens, une forme de souffrance, qui m’a chamboulé. Tu quittes un pays où tout le monde se parle pour arriver dans une ville où tout le monde est pressé. Je me suis senti seul. Je m’attendais à un pays modèle. J’ai vu qu’il y avait des problèmes, comme partout.»

Ses premières années sont celles où un sous-sol de la rue de l’Aubépine fait office d’atelier, où il adapte les châssis de ses étroites toiles à la largeur de la porte d’entrée. «J’étais complètement perdu.» En 2006, il devient papa. Il commence à se faire «de vrais amis». A comprendre la mentalité suisse, «ce qu’on peut faire ou ne pas faire». Bref, il lui aura fallu six ans pour se sentir «vraiment bien». C’est à cette période qu’il fait la rencontre de son galeriste genevois, Guy Bärtschi. «C’est là aussi que la Suisse a commencé à me manquer quand je m’en éloignais.» Aujourd’hui, il se sent genevois. Avec la conscience de la chance qu’il a eue: «L’art a agi comme une clef. Il m’a permis d’ouvrir beaucoup de portes.»

Aujourd’hui, au pays, on le charrie sur ses «attitudes» helvétiques. Et il confesse: «C’est vrai que quand je vois des gens ne pas réussir à respecter un rendez-vous, ça me fatigue. Et, au contraire, les gens ici se moquent gentiment en disant que pour travailler avec moi, il faut se plier à mes horaires.» C’est vrai, il ne répond pas toujours tout de suite à ses mails. «Mais c’est ma manière de fuir la technologie, pour me concentrer sur mon travail, sur l’essentiel.»

D’ailleurs, Omar Ba se sent tellement suisse qu’il s’est réinstallé un atelier à Dakar, où il passe dorénavant plusieurs mois par an. Paradoxal? «J’ai senti que j’étais en train de perdre mes racines, de ne plus ressentir les besoins de mes compatriotes. Quand on vit dans le confort, qu’on dépense 200 francs au restaurant, on oublie que là-bas 30 francs peuvent changer une vie.» Omar ressent le besoin, aussi, de «faire quelque chose pour le Sénégal», d’y ramener ce qu’il a appris ici. A côté de la peinture, sur un terrain familial, il fait pousser des mangues et des citrons. L’activité occupe deux personnes. «L’agriculture du coin est rongée par les pesticides. Mon but est de faire changer peu à peu les mentalités, montrer qu’on peut produire local et bio.»

«Tu quittes un pays où tout le monde se parle pour arriver dans une ville où tout le monde est pressé. Je me suis senti seul»

Travailler la terre, l’artiste en a rêvé bien avant de se retrouver sur les bancs des Beaux-Arts de Dakar. A vrai dire, il y songe depuis l’adolescence et son séjour de deux ans dans le village de son oncle, qui vivait au rythme des lampes à pétrole, où l’eau allait se puiser au puits. «Je commençais à avoir de mauvaises fréquentations. Mes parents m’ont demandé si je tenais à finir comme un bandit. J’ai choisi de partir.» De cette éducation loin des rues animées de la capitale, il apprend à respecter la nature, les anciens, «à ne couper un arbre que si c’est vraiment nécessaire. Grandir en ville te donne l’impression de tout connaître alors qu’au fond, tu ne sais rien.»

La séparation n’a pas dû être facile, ni pour sa mère ni pour lui, l’avant-dernier d’une fratrie de huit enfants, qui traînait toujours dans les jupes maternelles. «Je porte le prénom de son père. Il y a quelque chose de particulier entre nous.» Elle qui doutait de cette voie artistique doit être sacrément fière. Omar rigole. «D’ailleurs, maintenant, tous les jeunes de son quartier veulent devenir artistes!» Et le peintre leur prodigue comme conseil… «de ne surtout pas choisir cette voie! C’est dur et ce n’est pas constant. C’est une vie où il faut un peu de chance et beaucoup de sacrifices.» Et une sacrée dose de talent, indéniablement.

«Genève m’a permis de mieux voir le monde»

Comment Omar Ba perçoit-il sa cité d’adoption? «Genève représente pour moi une ville internationale, qui m’a ouvert les yeux sur le monde en général, et sur mon pays en particulier. Si j’étais parti en France, c’est-à-dire dans un pays qui a colonisé le Sénégal, je n’aurais sûrement pas eu la même lecture. Genève m’a permis aussi de me découvrir, de mieux comprendre l’humain.» Genève, une ville ouverte? «Je pense, oui. C’est une ville qui t’offre toutes les possibilités, si tu sais les saisir.

Genève m’a énormément apporté en termes culturels. Pouvoir fouiller dans toutes ces bibliothèques, faire des recherches sans être limité, c’est merveilleux. Et surtout, j’ai fait des rencontres magnifiques. Il y a celle de Guy Bärtschi, bien sûr, qui me conseille, qui me dit si les choses que j’entreprends risquent de ne pas être bénéfiques pour moi. Et celle, aussi, de Jean Paul Barbier-Mueller (ndlr: collectionneur et homme d’affaires, décédé il y a moins d’un an). Il avait découvert mon travail dans un catalogue. Il était déjà très âgé, mais il est venu me rendre visite dans mon atelier. Il m’avait expliqué: «J’ai vu vos peintures et je me suis dit que je devais voir la personne qui fait ça.» Nous avons bavardé durant quarante minutes. C’était un échange magnifique. J’ai été touché par sa sincérité, son amour véritable pour l’art, son déplacement jusqu’à moi, malgré son état de santé et les escaliers à gravir.»

Reste qu’au bout du lac, tout n’est pas rose. «Les rapports entre les dealers et la police me blessent. Je parle souvent avec eux: ils pourraient être mes frères. J’observe beaucoup et je ne comprends pas: on aurait les moyens de les traiter autrement.» Puis il y a les remarques, avec lesquelles il a appris à composer. «Je vais souvent aux puces. Un jour, un vendeur me disait, alors que je marchandais: «Vous les Africains, vous croyez que tout est gratuit.» Dans ces cas-là, Omar tente d’expliquer qu’on ne peut pas mettre tout un continent dans le même panier.

 

A.VA. (TDG)

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