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Les Canaries débordées par l’afflux de migrants africains

Plus de 17 000 Africains sont arrivés depuis le début de l’année dans l’archipel espagnol, première porte de l’UE

Près des bateaux de pêche amarrés sur le petit port d’Arguineguin, face aux restaurants et aux hô­tels désertés par les touristes, près de 2 000 migrants, en majorité marocains et sénégalais, sont en­ tassés sur un quai dans des condi­tions déplorables. C’est ici, au sud de l’île espagnole de Grande Cana­rie, que la Croix­ Rouge a monté un campement en août afin de leur prodiguer les premiers soins et de les identifier.

Mais il était alors prévu pour 400 personnes. Or, ils sont près de 17000 à être arrivés sur les côtes des Canaries depuis le début de l’année, dont 5 300 en octobre et 1 400 durant la seule journée du 7 novembre. Du jamais ­vu depuis la « crise des pi­rogues » de 2006 – des milliers de migrants rejoignaient l’archipel depuis l’Afrique.

« Ces citoyens dorment au milieu des rats, sur une couverture, ne peu­vent se laver que tous les trois ou quatre jours. Et une quarantaine ont le Covid­19 », ajoute­ t­-elle, devant le port, interdit d’accès à la presse pour, selon le gouverne­ment espagnol, « préserver l’inti­mité des personnes ».

Pour les ONG, l’explication de ce boom migratoire est double. D’une part, la fermeture de la route du détroit de Gibraltar par le Maroc, en 2019, a provoqué le report des flux sur la voie cana­rienne, beaucoup plus dange­reuse. D’autre part, « la pandémie a augmenté le nombre de person­nes parties du fait de la crise écono­mique », résume Txema Santana, porte­ parole de la Commission es­pagnole d’aide aux réfugiés.

«On ne peut plus gagner sa vie en Afrique. Il n’y a plus assez de poissons, les gros bateaux de Chine et d’Europe prennent tout », raconte Daouda, pêcheur sénéga­lais de 26 ans parti de Saint­ Louis le 15 août pour un avenir meilleur pour lui et pour sa mère, restée là­ bas, qui vend normalement ses poissons sur le marché.

Comme lui, de nombreux pêcheurs afri­cains ont fait la traversée récem­ment. « Les gens ne peuvent plus payer le prix, et les restaurants sont fermés… », explique Ahmed un autre pêcheur, marocain, parti de Dakhla, sur la côte du Sahara Occidental.

Non loin, devant l’Hôtel Vista Flor Bungalows de Maspalomas, charmant complexe de petites maisons accolées transformées en centre d’accueil pour 500 mi­grants, les accords mélancoliques de la kora et la voix du chanteur gambien Jaliba Kuyateh s’élèvent du téléphone de trois jeunes Sub­sahariens. Ils regardent passer les voitures, les yeux dans le vide.

Ce mardi 10 novembre, un avion a atterri sur l’île de Grande Canarie pour embarquer les 22 migrants détenus dans le centre d’interne­ment des étrangers (CIE), direction Nouakchott, grâce à la réactiva­tion des accords de rapatriement avec la Mauritanie annoncé quel­ques jours plus tôt par le gouver­nement de gauche. Ce pays afri­cain accepte le renvoi non seule­ment de ses ressortissants, mais aussi de tous ceux qui sont partis de ses côtes ou ont transité par la Mauritanie.

Les Canaries n’ont ja­mais été le but de ces migrants : ils rêvent du continent européen. Et ils espèrent leur transfert sur la péninsule, comme cela se fait d’ordi­naire pour soulager la pression sur les infrastructures de l’archipel.

Daouda est tellement angoissé qu’il a dû être hospitalisé, pris de fortes douleurs dans le ventre, quand il a compris que le document remis par la police à son arri­vée était un ordre d’expulsion.

« Les migrants reçoivent des pa­piers qu’ils ne savent pas lire, des ordres d’expulsion qui peuvent faire l’objet d’un recours, et tous ne connaissent pas leurs droits à demander la protection internatio­nale », assure le juge d’instruction Arcadio Diaz Tejera, qui s’est lui­ même déplacé au port à trois re­prises pour s’assurer que les Ma­liens, au moins, sont au courant du droit d’asile.

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Tests PCR
Avec les femmes et les enfants, ce sont les seuls à être transférés presque automatiquement sur la péninsule, car « ils sont les plus susceptibles de voir aboutir leur demande de protection internatio­nale », explique M. Santana.

« De nuit, des hommes sont venus atta­quer mon village, Kari, dans le nord du Mali, pour qu’on aille faire la guerre, raconte l’adolescent Adama, 15 ans, en français. Je suis malien, je ne peux pas tuer un autre Malien. J’ai couru pour m’enfuir et j’ai perdu ma famille. Je ne sais pas s’ils sont vivants ou morts… »

« Nous sommes passés d’une cen­taine de places d’accueil à plus de 5 000, et qui plus est en pleine pan­démie », souligne Anselmo Pes­tana, délégué du gouvernement aux Canaries. Lorsqu’ils débar­quent, les migrants sont soumis à un test PCR. Les cas positifs sont envoyés en quatorzaine dans un ancien internat, isolé sur la plage volcanique du Cabron, les autres passent la quatorzaine dans des hôtels, où ils sont logés et nourris, dans l’attente d’une solution.

Alors que certains observateurs craignent que l’archipel ne suive le chemin de Lesbos, en Grèce, ils soulignent que « le travail de sau­vetage maritime que nous réali­sons et notre prise en charge des mi­grants ne sont pas similaires », tout en demandant « l’implication d’autres pays : l’Union européenne ne peut pas laisser les pays fronta­liers assumer seuls ce phénomène ».

La commissaire européenne aux affaires intérieures, Ylva Jo­hansson, en visite le 6 novembre à Arguineguin, avec le ministre espagnol de l’intérieur, Fernando Grande­-Marlaska, a rappelé que les « immigrants économiques », entrés de manière illégale, doi­vent être renvoyés dans leurs pays. Tout en évoquant la néces­sité « d’implanter le nouveau pacte européen sur la migration et l’asile », et le principe de « solida­rité partagée ».

M. Marlaska, lui, a promis d’in­tensifier « la lutte contre les ma­fias et la coopération effective avec les pays d’origine et de transit, qui nous a permis de réduire de 50 % les arrivées irrégulières en Espagne en 2019 ». Au ministère de l’intérieur, on insiste sur « l’ef­fet dissuasif » des rapatriements.

De crainte d’être le prochain à être rapatrié, Sab, moniteur de sport mauritanien de 26 ans, ar­rivé le 29 septembre aux Canaries après avoir payé 250 000 francs CFA (380 euros) pour la traversée, s’est dépêché d’acheter un billet pour la péninsule. Il a dû deman­der de l’argent à sa famille et se dé­brouiller pour récupérer son pas­seport.

Ayoub, marocain de 21 ans d’Oued Eddahab-­Lagouira, au Sa­hara occidental, lui, veut attendre le rendez­ vous chez le médecin prévu dans dix jours, pour de « fortes douleurs au cœur », avant de partir sur le continent. Son sort est moins urgent.

Pour l’heure, la frontière marocaine demeure fer­mée. Le 20 novembre, M. Mar­laska a une réunion avec son ho­mologue à Rabat pour tenter de le convaincre de la rouvrir. Plus de 1 100 personnes ont accosté ce week­end du 14 et 15 novembre sur les côtes des Canaries. 

« La route la plus dangereuse du monde »
Ils arrivent assoiffés et affamés, en hypothermie ou blessés. Parfois, ils trans­ portent parmi eux des morts, qui n’ont pas résisté à l’envie de boire de l’eau de mer pour calmer leur soif et ont succombé des suites d’une déshydratation. D’autres décè­dent quelques jours après leur arrivée sur la terre promise, à l’hôpital. Sans parler de ceux qui n’arriveront jamais, disparus dans l’océan Atlantique et encore recherchés par leurs proches des mois plus tard.

Combien sont­ ils ainsi à avoir péri sur la route canarienne depuis le début de l’an­née ? Impossible de le savoir avec précision. L’Organisation internationale pour les mi­grations calcule que cela pourrait concer­ner un migrant sur vingt. En comptant les 17000 personnes venues aux Canaries de­ puis janvier, cela porterait ce bilan à 850.

Au Sénégal, une pétition circule sur les ré­seaux sociaux afin que le 13 novembre soit jour de deuil, en mémoire des 480 morts recensés en une semaine entre les 24 et 31 octobre, parmi lesquels les 140 migrants, partis de Mbour, décédés au large des côtes sénégalaises après le naufrage et l’explo­sion de leur embarcation. La route cana­rienne est devenue «la plus dangereuse au monde », estime Human Rights Watch.

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Le Sénégalais Daouda a risqué sa vie pour venir, avec 35 personnes à bord, dans un bateau pneumatique. « On avait trois moteurs, mais au bout de six jours, deux ont lâché, puis le troisième aussi. J’ai pris une bâche pour fabriquer une voile, puis les se­ cours espagnols sont arrivés nous chercher le onzième jour. On était perdus à 480 kilo­mètres des Canaries. Cela faisait six jours que l’on n’avait plus rien à manger et deux jours qu’on buvait de l’eau de mer», racon­te ­t­-il. En 2017, son petit frère a disparu en mer avec neuf personnes alors qu’il partait aussi pour les Canaries. Il avait 17 ans.

Le « silence tonitruant » des élus
Pas une semaine ne se passe aux Canaries sans son lot de tragédies. Le 20 août, un avion de l’agence espagnole de sauvetage maritime a localisé à 150 kilomètres des côtes canariennes une embarcation à la dérive avec à son bord quinze migrants en état de décomposition. L’autopsie a révélé qu’ils étaient décédés plus d’une semaine auparavant, de faim et de soif. Ils ont été en­terrés le 28 septembre, dans des niches ano­nymes du cimetière d’Aguïmes, les ONG n’étant pas parvenues à les identifier.

«Cet été, pendant une garde, j’ai dû me rendre à une levée de cadavre sur une pirogue, se sou­vient le juge canarien Arcadio Diaz Tejera. Il était décédé d’un coma diabétique. Avec lui, ils étaient 68, dont cinq mineurs, ils avaient fait dix jours de bateau et ils avaient faim et soif », ajoute ­t­-il, critiquant le « silence toni­truant » des élus, et l’« insensibilité » d’une partie de la population.

«On estime entre 400 et 600 les person­nes décédées sur la route canarienne cette année, et environ autant de disparus dans des naufrages invisibles, résume Txema Santana, porte­ parole du Comité espagnol d’aide aux réfugiés. Ce matin même, une femme sénégalaise résidant en France m’a envoyé un mail parce qu’elle recherche un neveu parti le 5 octobre. »

Ahmed, un pêcheur marocain, cherche des amis partis ce triste jour. Ce jeune mi­grant passé par l’hôtel Vista Flor à Mas Palo­ mas, sur l’île de Grande Canarie, et arrivé la semaine dernière à Albacete en Espagne, a rassemblé les photos d’une vingtaine de passagers qui ont quitté Dakhla le 5 octobre, dont personne n’a de nouvelles. « Ils étaient 24 dans un bateau et 22 dans un autre, et personne n’a eu de nouvelles depuis. On ne sait pas s’ils sont arrivés quelque part… ». 

Sandrine Morel avec Le Monde

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