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Immersion dans le calvaire des émigrés

Immersion dans le calvaire des émigrés

Nous sommes loin des «Trente Glorieuses». Cette expression qui consacre l’expansion économique sans précédent qu’a connue la France, comme les autres grands pays industriels, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au choc pétrolier de 1973. A cette époque, la France comme le reste de l’Europe pouvait être considérée comme un Eldorado. Le vieux continent ouvrait alors grandement ses portes et laissait les immigrés y entrer par la terre, la mer et le ciel.

Mais la conjoncture économique qui frappe le monde entier a poussé plusieurs pays européens à se recroqueviller sur eux-mêmes. Le vieux continent se barricade. Le chômage atteint des records.

Devant un tel état de fait, les émigrés africains, particulièrement, sénégalais tentent de survivre par tous les moyens. Confrontés à diverses difficultés, notamment de régulation, de chômage, de logement, les premiers bailleurs de l’Afrique tentent de surmonter les obstacles en usant des moyens à leur disposition.

L’envoyé spécial de Sud Quotidien a fait immersion dans le calvaire des émigrés pour mieux appréhender les difficultés auxquelles ils sont confrontés, pour vivre dans une Europe où la montée du nationalisme gagne de plus en plus du terrain.

«C’est la merde !»

«C’est la merde !» C’est de cette façon que Moussa a tenu à nous témoigner son «enfer» sur le territoire français. Un pays qu’il avait tenu à rejoindre pour tous les moyens en 2006. Bravant les interdits, défiant les océans dans une embarcation de fortune pour voir l’Eldorado tant chanté dans son village, quelque part au Sénégal.

A l’époque, il avait vendu ses moutons, ses chèvres et quelques uns de ses bœufs. Une petite fortune entre ses mains, il s’est engouffré dans une aventure laissant derrière lui, femmes et enfants, tous consentant parce que l’avenir s’assombrissait chaque jour davantage à cause de la montée de la sécheresse et de la famine. Il fallait alors chercher un ciel plus clément. Au péril de sa vie.

Seulement, Moussa n’imaginait pas un seul instant vivre un tel calvaire qu’il a du mal à raconter à sa famille qui ne compte que sur lui, pour voir le bout du tunnel.

En 2011 déjà quand nous l’avions croisé dans une province française, il a fallu beaucoup de conciliabules pour qu’il accepte de nous faire part de son aventure. Mais quatre années après, c’est lui-même qui se livre. Visiblement, il avait besoin de parler. De se confier. Peut-être c’est pour expliquer à de nombreux jeunes restés au pays, que la solution n’est pas de partir. Pas forcément en tout cas. Peut-être qu’avec son cheptel, il pouvait vivre heureux aux côtés des amis, des proches. Mais surtout de ses femmes et de ses enfants. Dix ans de solitude. Dix ans de galère dans un pays tenaillé de plus en plus par une crise économique mondiale et une politique d’austérité.

«Rien n’a changé. C’est toujours le statu quo ! Même si je gagne 300 euros (196.000 F Cfa) par mois maintenant, en travaillant avec des femmes africaines dans des restaurants», confie-t-il, la tête basse en signe de désolation et de désespoir. Et d’ajouter :

«C’est mieux que rien. Dans la mesure où je n’ai pas le choix. Il faut vivre ou du moins survivre parce que nous sommes en Europe. Tant que je n’aurais pas régularisé ma situation, il en sera toujours comme ça.»

Des émigrés comme Moussa, sont de plus de en plus légion dans le vieux continent. Demba lui, vit en Espagne. Nous nous sommes parlés au téléphone et m’a confié son calvaire.

«Ma seule joie de vivre, c’est quand à la fin du mois, je touche mon salaire et que j’envoie une somme à mes parents. Ce qui m’assure au moins qu’ils ne vont pas mourir de faim. Mais passé ce moment, tout le reste n’est que calvaire et angoisse. Par exemple, mon épouse a fait une fausse couche. C’est un moment très dur pour elle. C’était notre premier enfant. Malheureusement, je ne pouvais être là pour la soutenir alors qu’elle n’a que 18 ans. Vous imaginez ! Je n’arrête pas d’y penser. Je veux bien qu’elle soit à mes côtés ici, en Espagne, mais il faut aussi être réaliste. Parce que financièrement, je ne peux pas vivre avec ma femme.», témoigne-t-il, la gorge tremblante d’émotions.

Et d’ajouter :

«je n’arrive pas à me faire plaisir. Comment pourrais-je d’ailleurs ? Si je me paie un bon repas, je le mange seul. Au cinéma, suis seul. Loin de ma femme, de mes amis, de mes proches. Finalement, tout me dégoûte. Je n’ai envie de rien.»

Un autre émigré originaire du département de Matam envisage de rentrer. Décision extrême. Radicale. Difficilement acceptable pour sa famille restée au bled. Mais, lui, semble résolu.

«Je ne supporte plus cette vie. Je reste ici deux, trois voire quatre ans sans voir mes épouses (il est polygame, Ndlr). Avec le peu que je gagne, je n’économise que 100 euros par mois (65.000 F Cfa). Et quand je rentre au pays, je ne reste avec mes épouses et mes enfants qu’un, voire deux mois. Ensuite, je repars avec des dettes parce que j’ai fini de dépenser toutes mes économies. Je ne maîtrise absolument rien au sein de ma famille. L’éducation de mes enfants est dictée par d’autres. L’affection, n’en parlons même pas. Parce que mes enfants ne me connaissent pas. Voilà pourquoi, je compte rentrer au Sénégal pour m’investir dans le commerce en allant à Dubaï ou en Chine. Je vais tenter cette expérience».

Cet autre émigré qui a préféré parler sous le couvert de l’anonymat, faisait allusion à ses fameux résidences communément appelés «Foyers» où se regroupent plusieurs émigrés. Deux à huit gaillards par chambre. Dans des conditions d’hygiène loin de la norme. Ici, jeunes et vieux se côtoient tous les jours. Ce qui crée des tensions, des incompréhensions, voire de la haine.

Disposer de papiers, un casse-tête chinois

La plus grande difficulté à laquelle sont confrontés les émigrés, c’est la régularisation. Les papiers, comme, ils l’appellent officiellement. A défaut de disposer de la nationalité, il faut la carte de séjour ou le statut de refugié pour pouvoir jouir de certains «avantages», notamment le Revenu de Solidarité Active (RSA).

Entré en vigueur le 1er juin 2009 en France métropolitaine, le RSA se substitue au revenu minimum d’insertion (RMI créé en 1988) et à l’allocation parent isolé (API).

Il s’agit d’une allocation qui complète les ressources initiales du foyer pour qu’elles atteignent le niveau d’un revenu garanti. Donc, un moyen de substance avant qu’ils ne trouvent du boulot. D’où l’importance des papiers. Et tous les moyens sont bons pour décrocher ce sésame.

Perte d’identité

Prétendre à un droit d’asile n’est pas donné à n’importe qui. Si, le conflit sénégalo-mauritanien de 1989 a permis à beaucoup d’avoir un statut de réfugié, tel n’est plus le cas. Et même ceux qui en ont bénéficié sont confrontés à deux autres «drames».

D’abord, c’est la perte d’identité d’origine. C’est le cas de Mamadou que nous avons croisé à Mantes La Jolie.

«Je vis un véritable drame. Pour avoir des papiers, j’ai été obligé d’accepter de perdre mon identité d’origine. J’ai le statut de réfugié. Or, ce n’est pas ce nom qui figure sur mes vrais papiers. Aujourd’hui, je ne peux même pas jouir de mes diplômes acquis au Sénégal. J’ai quand même le BAC. Mais ça ne sert plus à rien», se désole-t-il.

Mais le calvaire de Mamadou ne s’arrête pas là. En venant en Europe, il avait laissé derrière lui, des enfants.

«Mes enfants n’ont plus le même nom de famille que moi. Pis, quand je vais chez moi, au Sénégal, je suis obligé d’adresser une demande de visa de court séjour au ministère de l’intérieur. Et si je veux rester deux mois, je suis obligé encore d’adresser à la même autorité une demande de prorogation», explique-t-il.

L’autre problème auquel certains émigrés sont confrontés, c’est le mensonge sur l’âge. Avoir 40 ans et déclaré être âgé de 20 ans de moins. Or, pour toucher une retraite méritée, ils sont obligés de travailler 30 ans. Ce qui s’avère impossible. Parce que les os ne mentent pas.

Inventer des maladies

Pour obtenir les papiers, tous les coups sont permis. De mariages blancs, aux fausses identités, tout y passe. Et face au refus de plus en plus grandissant des autorités européennes la régularisation des émigrés, certains ne manquent pas d’imagination.

Dr Marie Dominique passe pour être le médecin de plusieurs émigrés. Il a vu toute sorte de maladies. Réelles ou imaginaires.

De l’hypertension au diabète en passant par cancer de la prostate. Mais, lors de notre entrevue, il a volontairement décidé de faire une impasse «pudique» sur les maladies sexuellement transmissibles. Pas forcément de sida, mais des maladies comme la syphilis ou la chaude-pisse.

Toutefois concède-t-il, «c’est dommage que les gens croient toujours qu’ils peuvent avoir des rapports sexuels multiples sans protection et ne pas avoir des maladies.»

Sachant qu’il existe en France, une loi qui interdit le renvoi des émigrés qui ont des maladies très graves, certains d’entre eux, sont prêts à tout pour se faire déclarer malade. C’est le cas des maladies comme le diabète aigue ou le sida.

En plus de ces jeunes qui passent par des maladies, il y a aussi beaucoup d’autres qui souffrent de troubles psychiatriques, confie Dr Marie.

«Il y a des jeunes qui sont à la limite de la schizophrénie et qui se retrouvent au CHR avec des néons électriques. J’ignore maintenant s’ils avaient cette maladie avant. Ce sont des psychoses que nous appelons en France, l’hypocondrie. Certains déraillent beaucoup.», fait-il remarquer.

Le stress et le déracinement en sont-ils pour quelque chose ? Dr Marie avoue que le choc culturel est énorme, avec notamment «des problèmes d’adaptation, mais aussi du racisme».

Et pour cause, relève-t-il,

«en partant d’Afrique, ils pensaient trouver l’Eldorado en France. Malheureusement, ils sont confrontés à des problèmes pour avoir un boulot, pour manger, pour dormir. Pendant ce temps, il est attendu au pays comme un messie, parce qu’il est censé revenir avec des poches cousues d’or. Ce qui fait qu’ils sont confrontés à de sérieux problèmes».

L’alcoolisme vient enfin couronner les pathologies. «J’ai quelques jeunes qui se sont bousillés la cervelle», soutient Dr Marie, qui déplore par la même occasion, que la plupart de ses patients qui rentrent en Afrique, oublient de suivre leur traitement.

«Si ce sont des comprimés, ça peut aller mais avec l’insuline, c’est quelque chose de non négligeable. Il faut savoir manipuler les seringues, avoir un frigo. Sans occulter les contrefaçons ; parce que l’Afrique est devenue championne du monde des médicaments contrefaits». «Quelqu’un m’est revenu avec 25 de tension», dit-il.

Ces retraités qui ne rentrent pas

De Paris, à Mantes La Jolie et dans d’autres provinces françaises, les foyers sont bondés de vieux retraités. Un paradoxe que certains tentent d’expliquer.

«Vous voyez ces vieux qui sont là, ils ont fait plus de 40 voire 50 ans ici. Ils sont à la retraite depuis des années. Mais, ils ne rentrent pas au pays», confie Moussa qui peine à trouver un lit libre dans une chambre au foyer.

Et pourquoi donc, restent-ils après plusieurs années de travail ? Pourquoi ne rentrent-ils pour bénéficier d’une retraite d’orée ?

Cette énigme est difficilement soluble. Si certains arguent des maladies nécessitant des traitements appropriés, d’autres ne se retrouveraient plus dans le mode de vie villageois.

La joie d’avoir existé

«Quand je suis arrivé ici, la première question que je me suis posé, c’est de savoir est-ce que ce sont les mêmes personnes que voyaient dans mon village distribuant des billets et s’habillant comme s’ils étaient dans un défilé de mode». Ce témoignage est d’un jeune émigré fraîchement débarqué à Paris.

Comme les autres jeunes restés aux villages et autres hameaux du Sénégal, il vivait dans des illusions. Mais, une fois confronté à la réalité de la vie dure de Paris, il est en train de démystifier ses «idoles».

«Je ne comprends pas pourquoi ils friment quand ils rentrent au pays ? Ils dépensent sans compter, prennent plusieurs épouses», confie-t-il.

Mais, le jeune Abdoul ne s’est jamais interrogé sur les raisons de ces comportements. Ses jeunes frères et amis qu’il a trouvés en France, n’ont pas le temps de vivre. D’être heureux. Ce n’est pas parce qu’ils ne veulent pas. Mais c’est plutôt parce qu’ils ne peuvent pas. Avec des salaires de 1200 euros en moyenne, ils sont obligés de vivre en communauté en étant trois, voire quatre par chambre pour s’en sortir. Loin de leurs épouses.

Surtout qu’ils restent les soutiens des familles restées au pays. Souvent, c’est la maman qui a vendu ses bijoux ou le papa qui s’est débarrassé d’une partie de son cheptel pour investir sur le fils prodige. L’attente et l’espoir sont énormes. C’est comme un fardeau…

Dans ces genres circonstances, on comprend aisément, cette folie dépensière de certains d’entre eux. C’est en rentrant au bercail qu’ils essaient de rattraper le temps perdu. De vivre, d’avoir de la joie.

 

Sud Quotidien

 

 

 

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