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Être le premier Noir dans une usine de Thetford Mines

Être le premier Noir dans une usine de Thetford Mines

Baye Cheikh Diop n’a pas trop la tête à se demander ce que pensent les autres de lui, il travaille. À Thetford Mines, on compte les usines par dizaines, mais dans les murs de la sienne, pas de doute : « Je suis le premier Noir dans l’entreprise. » À l’échelle de la Chaudière-Appalaches, le jeune homme fait partie d’un peu plus de 1 % d’immigrants, même si c’est une population en augmentation.

Il n’a fallu que quelques mois au Sénégalais de 33 ans pour se mettre à dire « pantoute », « ouin » et à faire remonter un peu dans le nez la fin du mot « matin », comme les Québécois ont tendance à le faire.

M. Diop est en effet sur une trajectoire rapide, presque fulgurante. Arrivé à Montréal en 2019, il déménage en Chaudière-Appalaches en octobre de la même année. Aujourd’hui, il conduit déjà la belle voiture Ford dont il rêvait, « achetée sans recourir au crédit, pour être plus tranquille », dit-il.

Il espère bientôt prouver au monde entier que les Noirs sont « aussi valables que les Blancs ». Fallait-il le dire ? C’est lui qui y tient : « On aime être noir, on ne voudrait pas changer », précise-t-il encore. L’échange rebondit encore un temps dans l’inconfort, jusqu’à ce que la question de fond se formule : « Qu’as-tu enduré pour que tu doives te justifier d’être noir et fier ? »

Il n’est pas encore prêt à répondre. L’entrevue n’est pas réchauffée et il a trop d’éloges à faire sur ses patrons, ses collègues, sur Thetford Mines, la nature du Québec, sur ses nouveaux compatriotes. Il a de la reconnaissance à étendre, avant d’en arriver à parler de ce qui ternit un peu sa lune de miel.

Une représentante commerciale des Bains Oceania, l’entreprise où il travaille maintenant, est venue le recruter dans la métropole en 2019. « La journée où je l’ai rencontrée, j’ai senti enfin que quelqu’un était prêt à me faire confiance. À Montréal, personne n’avait le temps de me recevoir, les relations étaient difficiles », se souvient-il.

Très impressionné par le tapis rouge déroulé pour lui, de la visite préliminaire de l’usine avant l’offre d’emploi à la location d’un logement prise en charge par le patron pour une courte période d’essai, il n’a que des bons mots pour son employeur et ses collègues.

Il était déjà rebuté par la grande ville, il faut dire, après l’expérience des agences de placement : « Pour le même poste que je faisais, la personne à côté de toi était mieux payée. Ça fait mal au cœur. L’agence coupait sur mon salaire », dit-il.

Sur le mur de son appartement, une affiche publicitaire de l’usine de Thetford Mines où il passe dorénavant ses journées de 5 h du matin à 17 h. Oui, les mouvements pour mouler les bases de douche ou les bains sont répétitifs, mais avec plus de 600 modèles, il y a de quoi le faire rêver : « Tu le regardes, tu es fier et tu as presque envie d’entrer dans le bain », dit M. Diop en rigolant.

Il reprend vite son sérieux. Son attachement au travail n’est pas que rhétorique, ce n’est pas « pour te prouver ou que les gens te respectent », insiste-t-il, il est spirituel. Le jeune Sénégalais a en effet été élevé au sein d’une confrérie Baye Fall, l’une des traditions musulmanes africaines qui assimile le travail physique à une certaine dévotion, à une forme de prière.

L’islam, la religion, la culture traditionnelle : autant de sujets difficiles à aborder dans un nouveau milieu plutôt homogène. « Je respecte beaucoup les autres manières de vivre, au Sénégal il y a une grande cohabitation avec les chrétiens par exemple », illustre-t-il.

Ses grands boubous, de longues tuniques, ont quand même fait sursauter lors de ses premiers contacts : « C’est tellement de couleurs, ça te saute dans les yeux, mais pour moi, c’est le symbole de ma culture de travailleur. » Et sa propension à aider ses collègues aussi, « ça aide » et son bon contact avec les enfants qui touchent sa peau « pour savoir si c’est vrai ».

« Très longues journées »
Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? « Oui, sauf une fois. » Inscrit au gym de son quartier, il reçoit après son premier mois d’abonnement un message qui lui demande de faire ses exercices cardiovasculaires à la fin de son entraînement, à cause de sa supposée odeur. « Non seulement je suis propre, mais je mets des parfums de grande qualité. Je lui ai dit “sois plus clair, Monsieur”, parce que tu ne me laisses pas le choix de penser que tu ne m’aimes pas », raconte le Québécois d’adoption.

En entrevue, on sent son émotion, mais tellement soucieux de ne pas déranger, il ne dit le racisme qu’à demi-mots, reprenant les louanges sur la qualité de vie et la nature de Chaudière-Appalaches. Puis il marque une pause. « Si tu refuses d’être avec nous, les Noirs, avec tous les sacrifices que j’ai faits pour vivre ici, tu ne mérites même pas de me voir », articule-t-il. Il a mis fin à son abonnement avec cette salle d’entraînement.

Il admet sentir une certaine solitude, qu’il comble avec un surplus de travail. « Pour l’instant, comme je vis seul, ça me pousse à faire de très longues journées. » Et il faut bien rattraper le retard causé par la COVID à l’usine, mais avec les beaux jours il retournera jouer des matchs amicaux de soccer avec les équipes locales. Il planifie d’acheter une maison, et fonder une famille. Il ne lui manque que des occasions de rencontrer : « Je sais que je peux être bien installé ici avec la personne de mes rêves. »

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

Avec Le Devoir

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