Ils ont rêvé d’Eldorado…mais à l’arrivée, ils feront l’expérience du goût amère d’une réalité qui ne se laisse embrigader dans le saphir, cette pierre aux couleurs étincelantes.
Vue de Thinpin ou de Simbandi Balante, l’Europe ressemble à une réalité sculptée qui prend les formes de nos propres fantasmes. Moussa qui en a fait la douloureuse expérience, dans son face à face avec le quotidien dont le seul enjeu est la survie, l’a bien résumée dans cette formule choc : «c’est la merdre !».
Le calvaire de nos compatriotes en Europe est de l’ordre de l’innommable. Ils mènent une vie de chien qui aboutit, parfois à la perte de l’identité. Pour paraphraser l’écrivain togolais Sami Tchak, ils ne sont plus d’ici (Sénégal), ils ne sont plus tout à fait de là-bas. Ecartelé entre les difficultés à réaliser ce désir ardent de s’accomplir dans un pays qui lui rappelle à chaque coin de rue qu’il n’est pas d’ici et l’attente débordante d’une famille restée au village et qui titille le vœu de sortir de la pauvreté, l’émigré fait face à une sorte d’aporie. Pour s’en sortir il glissera allégrement dans la peau du réfugié, avec le risque d’avoir des identités éclatées, celle laissée au village et celle «d’emprunt» ; il renaîtra cent fois ; il jouera le malade imaginaire…
Les moins courageux et plus pressés utiliseront le chemin de traverse qui mène à la vente et la consommation de la drogue. La pression de la famille restée au village, qui ne tolère aucun échec, les scènes quotidiennes de racisme et d’exclusion, font que l’émigré n’a plus le sens de la réalité, il sombre dans la dépression ou la folie. Combien sont rentrés au bercail après avoir disjoncté?
La bataille pour la survie transforme l’émigré en fantôme ; il n’est que l’ombre de lui-même, incapable d’atteindre sa propre réalité parce qu’il n’est d’aucun lieu.
Il n’est pas surprenant que ceux qui viennent en vacances au bercail soient poussés par ce désir inébranlable de sublimation, voulant montrer ce qu’ils ne sont pas là-bas, en enfilant ces tenues «d’apparat» dans les ruelles poussiéreuses pour subjuguer certains regards. Comme s’ils nourrissaient le vœu secret de prendre leur revanche sur une réalité(le quotidien dans les villes ou campagnes européens) qui ne se laissait pas modeler.
Heureusement que cette dure réalité à laquelle sont confrontés nos compatriotes n’est pas forcément antinomique avec la liberté. Certes, ses effets inhibiteurs se font sentir chez certains d’entre eux qui ne veulent plus rentrer au bercail, mais pour d’autres, elle constitue une occasion de révolte, de prise de conscience, une invite au retour sur les terres des ancêtres pour tracer les contours d’une réalité nouvelle. Le chameau a jeté sa charge, c’est l’enfant qui prend à présent le relai, passant ainsi de «C’est la merde » à « C’est désormais possible ! ».
Bacary Domingo MANE | Sud Quotidien