En quelques décennies, les Peuls guinéens se sont fondus dans l’espace urbain dakarois et sont devenus des acteurs incontournables de l’économie sénégalaise. Reportage.
Il est à peine 9h à Dakar et des ouvriers sont déjà à l’œuvre sur les chantiers de construction qui foisonnent à Yoff Virage, un quartier de la capitale sénégalaise.
Ces travailleurs acharnés, noyés dans la poussière et immunisés par la chaleur écrasante, bétonnent tous azimuts, sous l’œil des touristes, qui affectionnent l’endroit pour sa plage et ses magnifiques villas en location. La plupart de ces ouvriers sont des Peuls qui ont quitté leur Guinée natale.
Wouri Bah, 32 ans, vient de Télimélé et vit à Dakar depuis 1995. Il supervise, en qualité de chef de chantier, des travaux entrepris dans une partie du quartier, pour des promoteurs privés.
«Je suis venu ici à la recherche d’une vie meilleure, mais je retourne souvent en Guinée pour voir la famille», explique-t-il.
Sur un autre chantier, il retrouve son cousin Mamadou Siré, 18 ans. Ce dernier veut amasser suffisamment d’argent pour se construire une maison en Guinée. Car, «le Franc guinéen ne vaut rien».
Wouri habite derrière l’un des chantiers, dans une baraque construite à partir de tôles, morceaux de bâches bleu indigo et de planches en bois superposés. Un pagne fait office de porte d’entrée. «J’ai mes deux femmes avec moi. Nous sommes très bien ici.»
«Je les adore ces Peuls. Ils travaillent à la place des Sénégalais qui ne veulent pas faire les petits boulots nécessaires pour faire marcher la machine économique», s’amuse un jeune Dakarois.
«Le plus drôle c’est que quand les Sénégalais partent pour l’Europe ou les Etats-Unis, ils se retrouvent à faire bien pire comme travail.»
Marchands ambulants, fruitiers, ouvriers, cireurs de chaussures, boutiquiers, tailleurs, laveurs de voiture, blanchisseurs, couturiers, techniciens de surface…
La plupart de ces «petits boulots» sont assurés par des Peuls guinéens que les Dakarois appellent les Peuls-Fouta en référence au Fouta-Djalon, cette région montagneuse du nord de la Guinée peuplée en majorité de Peuls.
Autre sobriquet qui leur est attaché? Les «N’dreng». Une moquerie que les boutiquiers Peuls doivent à leur prononciation incorrecte de «Niari Dereum» qui signifie «10 francs» en wolof (la langue la plus parlée à Dakar).
Si les Peuls sont, originellement, un peuple de nomades, des raisons politiques expliquent également leur arrivée massive au Sénégal. Dans les années 60, ils fuient le régime du dictateur guinéen Sékou Touré (premier président du pays), d’ethnie Malinké, qui a mené maints pogroms contre eux.
Plus récemment, la défaite du candidat Peul, Cellou Dalein Diallo, face au Malinké Alpha Condé, a réveillé de vieux démons chez les Peuls.
Des millions d’entre-eux ont choisi de prendre le chemin du pays de la Teranga (hospitalité en wolof). Une étude sur les migrations internationales estimait que, en 1993, les Guinéens étaient déjà 77.000 à Dakar.
L’eldorado dakarois
«90% des Guinéens qui arrivent à Dakar sont des Peuls. Aujourd’hui, Ils ont infiltré tout le système et occupent tous les secteurs d’activité abandonnés par les Sénégalais. Leurs filières, structurées en réseaux sociaux et familiaux, vont jusqu’en Europe et aux Etats-Unis», explique Ibou Sané, sociologue et enseignant à l’université Cheikh Anta Diop.
Selon Wouri, il n’y a purement et simplement rien à faire en Guinée.
«Il faut que les dirigeants guinéens fassent venir des capitaux étrangers pour lancer des usines et des travaux. Là il y aura une vie à construire dans le pays», insiste-t-il.
A deux pas, une chèvre, étranglée par une corde attachée à un bloc de béton, se met soudain à bêler comme pour lui rappeler qu’il est temps de reprendre le travail.
A Yoff Virage, villas et chantiers camouflent les cabanes de fortunes, habitats précaires de Peuls guinéens, ouvriers ou gardiens de maison, installés là avec femmes et enfants.
La plupart de ces femmes passent leurs journées devant des étals de fruits et légumes à côté des quelques boutiques distillées ça et là, également tenues par des Peuls-Fouta.
«Après la crise mauritano-sénégalaise de 1989, les Peuls guinéens ont pris la place des Maures dans les boutiques et empiètent largement sur l’espace économique occupé par les Libano-Syriens», souligne Ibou Sané.
Les Peuls-Fouta sont également connus pour être des musulmans très pratiquants. A Dakar, leur ferveur religieuse et leur maîtrise de la lecture coranique force le respect.
A Niayes Thioker, l’un des quartiers populaires de Dakar où les Peuls-Fouta ont majoritairement élu domicile, quand le muezzin appelle à la prière, les Peuls arrêtent toute activité commerciale, remplissent leurs bouilloires et font leurs ablutions en pleine rue. Aucun boutiquier ne vend de cigarettes aux alentours.
«Nous sommes tous des Africains»
Dans ce quartier, situé à quelques encablures du palais de Justice de Dakar, une vingtaine d’hommes, Peuls-Fouta pour la plupart, travaillent à la chaîne derrière leur machine à coudre, dans une fabrique de textiles installée dans un grand hangar.
Du wax au bazin, la fine équipe confectionne vêtements et accessoires en tissu africain.
«Ici, nous avons toutes sortes de tissus et nous vendons sur place, en gros ou en détail», attaque d’emblée le chef d’atelier Aliou Diallo.
Dans un coin, des Libanaises sont en pleines négociations. Alpha Sow, l’un des couturiers, grand homme d’une quarantaine d’années, fait une pause, visiblement épuisé.
«La Guinée, ça ne va pas du tout. Il est hors de question d’aller investir là-bas. Le gouvernement n’assure aucune sécurité. A Dakar, nous sommes en paix, que nous soyons riches ou pauvres», tempête-t-il.
Des riches, parmi les Peuls-Fouta établis au Sénégal, il y en a. Certains de ces investisseurs se sont tournés vers le marché de l’immobilier quand d’autres, surnommés les «diallo keurigne», s’adonnent au commerce du charbon (Diallo, patronyme peul, et keurigne qui signifie charbon en wolof).
Cellou Dalein Diallo lui-même, candidat malheureux à la présidentielle, compte parmi ces nantis peuls, hommes d’affaires au Sénégal. Il a d’ailleurs été élu meilleur investisseur étranger du pays en août 2011.
«Le Sénégal est ma deuxième patrie. C’est ici que je me ressource. Mes liens avec ce pays sont forts et anciens. Ma famille est là. Je me sens à l’aise au Sénégal», confiait-il dans une interview accordée au site Les Afriques.com en 2011.
D’autres entrepreneurs guinéens se tournent vers le transport en se procurant des taxis. Ils font ensuite appel à leurs compatriotes pour faire office de conducteurs à Dakar.
«Le marché du taxi à Dakar est maintenant partagé entre les chauffeurs wolof, qu’on appelle les baolbaols, et les Peuls, qui ont tendance à casser les prix», indique Ibou Sané.
«Les Dakarois préfèrent négocier avec un taximan peul-Fouta plutôt que wolof. C’est une source de tension entre les deux communautés. La concurrence est vive.»
Pour seulement 2.000 francs CFA (3 euros), le chauffeur de taxi Amadou Baldé, Peul et Guinéen de son état, accepte de faire le trajet entre Dakar-Plateau et Yoff-BCEAO à 19heures, un moment où les embouteillages sont les plus spectaculaires. Ses collègues wolofs, eux, ne plient pas: c’est 3.500 (5 euros) ou rien.
Cars-rapides qui pétaradent, orchestre de klaxons, chauffeurs qui rouspètent, insupportable fumée des pots d’échappement. La route sera longue… Amadou, calme et patient, serre son volant.
«Pour moi, Dakar et Conakry, c’est la même chose», lâche-t-il, un sourire songeur aux lèvres. Amadou habite à Médina depuis sept ans.
«J’ai des voisins qui viennent de Pita comme moi. Je m’y sens bien et je n’ai jamais eu de problèmes. De toute façon, nous sommes tous des Africains.»
Vers un melting-pot
Khar-Yalla, Sandiniery ou encore la cité Baraka sont d’autres quartiers dakarois où les Peuls-Fouta, qui viennent de Labé, Pita, Mamou ou encore Dalaba, villages du Fouta-Djalon, se sont installés.
La cité Baraka est un bidonville cosmopolite, créé en 1991, situé en plein milieu d’une zone résidentielle (entre Liberté 6 et Sacré Cœur).
C’est un amas d’habitats spontanés, baraques en tôles mal loties, qui abritent près de 2000 personnes. De nombreux Peuls-Fouta y vivent de la débrouille dans des conditions insalubres aux côtés de Soussous, Peuls sénégalais, Wolofs ou Sérères.
«Ici, ce n’est pas Baraka, c’est Paris», plaisante Otchia, un maçon membre du comité de quartier, visiblement fier du melting-pot de l’endroit. L’Etat sénégalais et des spéculateurs ont, à plusieurs reprises, tenté de démanteler cet îlot de pauvreté.
Otchia s’engouffre dans les ruelles étroites, jonchées de pierres et de ferrailles, du bidonville labyrinthique.
«A Baraka, les communautés s’entraident. Il n’y a pas de différence», dit le jeune homme, qui, avant d’arriver à Dakar, a tenté sa chance au Maroc et en Mauritanie.
Il garde toutefois les yeux tournés vers la Guinée.
«La Guinée me manque. Mais le retour est proche, car je vais bientôt faire fortune», s’exclame-t-il en riant.
Les Peuls-Fouta se sont indéniablement fondus dans la masse dakaroise alors que les soussous ou malinkés guinéens sont parfois qualifiés de «gnaks» (étrangers ou peu civilisés en wolof) au même titre que les Ivoiriens, Burkinabés, Togolais, Nigérians ou encore Ghanéens.
Une émission de télévision, Teddungal (honneur en pular), leur est consacrée sur la 2STV. Présentée par un animateur peul, DJ Jalloh, elle est diffusée intégralement en pular et met à l’honneur la musique guinéenne.
Les mariages de Peuls guinéens avec Peuls sénégalais, wolofs ou sérères se multiplient. Les associations consacrées à leurs activités fleurissent. Sans compter qu’ils sont de plus en plus nombreux à obtenir la double-nationalité.
A l’instar de Rassi Diallo, une coiffeuse d’un salon de Scat Urbam, née à Labé, en Guinée, d’une mère commerçante et d’un père marabout, installés à Dakar depuis qu’elle a cinq ans.
«Je me considère comme Guinéenne. Mes amis, eux, me voient comme une pure Sénégalaise. En général, on ne me croit pas quand je dis que je suis Guinéenne», déclare la jeune femme de 25 ans ,au teint clair et au cheveu soyeux, caractéristiques propres aux Peuls du Fouta-Djalon.
«Les gens prennent bien plus en compte l’ethnie que l’origine guinéenne ici», analyse Mamadou Ba, jeune responsable de l’atelier théâtre de l’université Cheikh Anta Diop, dont les parents sont des Peuls guinéens.
Mais pour Mamadou Barry, un couturier de Niayes Thioker, inutile de chercher midi à quatorze heures:
«Nous, les Peuls, sommes les Guinéens d’ailleurs.»
Source : Katia Touré| Slate