Près des Champs-Elysées, cette boîte de nuit accueille depuis 1976 people, politiques, hommes d’affaires, diplomates, et autres dirigeants africains de passage.
C’est l’histoire d’une boîte où la fête ne semblait jamais s’arrêter, de deux heures du matin jusqu’en fin de matinée, souvent. Un temple de la bringue où les plus belles filles africaines de Paris dansaient avec les people. En ce début des années 80, entrer au Keur Samba n’est pas donné à tout le monde. D’abord, il faut l’accord d’Omar Diawara, un portier alors connu du « Paris by night » remplacé peu après par Pascal, un Français plus « physio » que costaud.
Fidèle parmi les fidèles pendant une trentaine d’années – elle y allait trois fois par semaine – la princesse originaire du Burundi Esther Kamatari a très bien connu cet endroit et son dirigeant, un Français d’origine Mauritanienne qui ne buvait jamais d’alcool :
« La condition sine qua non pour rentrer, c’était d’être très élégant. Les femmes étaient toujours bien habillées, en tenue de soirée. Les hommes portaient le costume-cravate, même s’ils pouvaient enlever la cravate à l’intérieur. Avec Kane Ndiaye, qui changeait de cravates tous les jours, on suivait l’évolution de la mode au fil du temps. »
Yannick Noah, Roland Dumas et ceux qui nient
« Il ne fallait pas avoir de salades avec cette clientèle de renom. »
Dans les années 80 et 90, la peu médiatisée mais très prisée boîte de la rue de la Boétie attire célébrités nationales comme internationales.
Jean-François Probst a croisé le Tout-Paris. La liste des VIP qu’il donne n’est pas exhaustive :
- Des chanteurs, des acteurs, des sportifs comme Johnny Hallyday, Manu Dibango, Eddy Mitchell, Nina Simone, Miriam Makeba. Vincent Lindon, Mouss Diouf, Yannick Noah, Roger Milla, ou Marius Trésor.
- Mais surtout des politiques, ministres en exercice, parlementaires, conseillers ou membres de cabinets de gauche comme de droite : Roland Dumas, Jean-Christophe Mitterrand, Guy Penne (ancien sénateur et ex « Monsieur Afrique » de François Mitterrand), Michel Charasse, Charles Josselin (ancien ministre socialiste délégué chargé de la Coopération), François Baroin, Jean-François Copé, Patrick Balkany, Bernard Debré ou encore l’ex-ministre de la Coopération Michel Roussin et Jacques Godfrain, qui nie s’être rendu dans cette boîte malgré plusieurs témoignages concordants.
Probst danse le ndombolo avec une ministre nigérienne
Les politiques Français ne sont pas les seuls à se presser dans ce lieu luxueux où la décoration au style safari contribue au dépaysement. Nombre d’entre eux ont alors l’occasion d’échanger avec les entourages des chefs d’Etat africains et autres ministres de passage dans la capitale.
Une nuit, Jean-François Probst danse comme à son habitude le ndombolo (une musique congolaise très dansante qui passe régulièrement) puis le cha-cha-cha avec une femme qu’il vient de rencontrer. En sortant du « Keur » au petit matin, celle-ci lui dévoile son identité : elle est alors ministre de la Culture du Niger.
Parfois, c’est un Président en exercice qui fait une halte. Un soir des années 80, Omar Bongo privatise la boîte jusqu’à deux heures du matin. L’ancien président de Centrafrique Ange-Félix Patassé, qui ne buvait que du Haut-Médoc 75, a également foulé la piste de danse.
Jean-François Probst a même tenté de faire venir d’autres Présidents, arguant que le « Keur » est le meilleur moyen de tester la côte de popularité devant des compatriotes de l’étranger. Ali Bongo et Abdoulaye Wade figurent longtemps parmi les habitués du club avant de diriger le Gabon et le Sénégal. Ils côtoient plusieurs enfants de Présidents, notamment les Sassou-Nguesso et le fils aîné du Président équato-guinéen, Teodoro Obiang, toujours accompagné de six ou sept personnes.
On discute gros sous, la DGSE bosse
A cette époque où la Françafrique est à son apogée, le Keur Samba est le lieu idéal pour discuter…et discuter gros sous. « Beaucoup de contrats d’affaires se négociaient à l’intérieur », témoigne un ancien conseiller africain d’un chef d’Etat, qui a notamment aperçu l’ancien conseiller de François Mitterrand, François de Grossouvre, et même le fondateur des réseaux de la Françafrique Jacques Foccart, dont une ancienne secrétaire a épousé Kane Ndiaye en première noce.
Les hommes d’affaires Samir Traboulsi, Alexandre Djouhri, Robert Bourgi ou l’ancien marchand d’armes saoudien Akram Ojjeh défilent dans ce lieu incontournable du Tout-Paris et du Tout-Afrique. De quoi susciter une particulière attention des services de renseignement, dont la DGSE. Des rumeurs circulent un moment. Malgré la musique, qui rendrait l’analyse des sons particulièrement difficile, la discothèque serait entièrement truffée de micros…
Pilier des réseaux chiraquiens de la Françafrique, Jean-François Probst invite à l’époque plusieurs conseillers de dirigeants du continent. L’occasion d’évoquer avec eux des questions bilatérales, voire de les aiguiller vers les bons interlocuteurs. Il livre son analyse :
« C’était un des lieux de la Françafrique. Il y avait un dialogue Nord-Sud. Kane Ndiaye a crée pendant presque 40 ans un centre d’échange. »
Des attachés-cases pour payer le Champagne
Pour un autre ancien habitué, le sénateur socialiste Jeanny Lorgeoux, le lieu favorise les échanges :
« C’était d’une grande facilité de rencontrer des ministres et ambassadeurs africains. Il était plus facile de discuter dans un cadre décontracté, autour d’un verre. »
Autre intérêt du Keur Samba évoqué par un familier des lieux : « Régler les problèmes administratifs. » Régulièrement, entre deux coupes, se régle l’obtention de permis de séjour et de papiers pour les amis.
Si les Africains de passage à Paris et les Français originaires du continent noir constituent l’essentiel de la clientèle, émirs du Golfe et Libanais arrivent à la fin des années 80.
En bon diplomate soucieux de faire plaisir à ses très riches clients, Kane Ndiaye passe alors la consigne aux DJs : diffuser de la musique orientale. « Ils dépensaient beaucoup d’argent, parfois 100 000 Francs en une soirée. Un des princes était accompagné d’un attaché-case [un vigile, ndlr] qui circulait avec beaucoup de billets pour payer du champagne », affirme Jean-François Probst.
« Il fallait montrer qu’on avait de l’argent »
Pour les princes du Moyen-Orient comme pour les enfants de chefs d’Etat africains, pas question de boire autre chose que du champagne.
« Quand vous consommez du champagne, vous pouvez rapidement vider la bouteille avec vos amis en quelques coupes et donc consommer de nouveau. Vous ne pouvez pas faire ça avec une bouteille de whisky ou de vodka, ça prend plus temps », explique un assidu qui venait régulièrement avec des fils de Présidents.
« Il fallait montrer qu’on avait de l’argent. On consommait sans cesse, on fumait des gros cigares, on flambait, on était inconscient », ajoute-t-il avec un large sourire, comme étonné de cette époque encore pas si lointaine pleine d’insouciance.
Après 4 heures, les dernières barrières tombent
Des Français, des Africains, des Moyen-Orientaux… au « Keur », la musique adoucit les mœurs et rapproche les gens. Les dernières barrières tombent après 4 heures du matin. Les gens se lâchent. La boîte bondée brasse alors différentes cultures issues des élites.
Avec succès. « Il y avait toutes les couleurs. J’aimais beaucoup ce métissage black-blanc-beur organisé dès le début par Kane », se félicite Jean-François Probst. « Kane a participé à casser les codes. Il a d’ailleurs organisé le premier défilé d’un styliste africain, ce qui était une façon de s’engager. Le choix de s’installer rue de la Boétie n’est pas anodin. Ce qu’il a fait, c’est d’une finesse inouïe », exprime pour sa part Esther Kamatari, danseuse devant l’Eternel.
Le patron du « Keur », qui possède l’un des plus beaux carnets d’adresses de la capitale, tient à être au courant de l’actualité. Avant d’aller en soirée, il lit les journaux et écoute radios francophones et internationales. « C’était un très bon analyste géopolitique », précise Jean-François Probst.
Pas de paparazzi, ni d’embrouilles
La très élégante et longiligne Esther Kamatari, mannequin, qui a aussi fréquenté plusieurs autres boîtes parisiennes branchées de l’époque, ajoute une autre raison au succès du Keur Samba, dont le patron a régné pendant 34 ans, un record de longévité dans ce milieu :
« Les célébrités étaient contentes qu’on leur foute la paix. Il n’y avait pas de paparazzi à la sortie, ni de fuite dans la presse. C’était un endroit où l’on était sûr d’être tranquille. Kane savait très bien gérer ça. »
Chaque soir, l’alcool coule à flot. Pourtant, aucun incident n’est à déplorer si l’on en croit plusieurs participants. « C’était “secure” là-bas. Kane veillait au grain. On était sous sa protection. Personne n’était agressif, même ceux qui avaient bu ne se comportaient pas mal », se rappelle l’actuel sénateur UMP Pierre Charon, qui affirme y être passé une dizaine de fois.
Une clientèle plus jeune
Comme la plupart des participants de l’époque, l’ancien assistant parlementaire de Jacques Chaban-Delmas et élu de Paris a déserté le Keur Samba. Jean-François Probst, lui, a donné une fête mémorable en 2002 à l’occasion de ses 53 ans et de la sortie de son livre « Chirac et dépendances ».
Depuis, cet ancien proche de Jacques Chirac n’est quasiment plus retourné. Même chose pour Esther Kamatari. En 2010, Kane Ndiaye a passé la main à un autre gérant, Ismaël Traoré.
« La clientèle a changé depuis une dizaine d’années, elle s’est rajeunie. Désormais, la musique est plus éclectique et le nouveau patron est moins sélectif », déclare Alain Moulen, un organisateur d’événements qui fréquente le « Keur » depuis les années 90.
Ils ne veulent pas se mélanger
Ismaël Traoré, qui se défend d’être moins select, préfère quant à lui parler d’un changement de génération :
« Il y a toujours des people qui viennent mais ce ne sont plus les mêmes qu’avant. Ceux qui ont fait la belle époque ont maintenant 75 ans. »
Certains responsables africains qui ont fait la grandeur du lieu vont-ils de nouveau passer au Keur Samba ? Oui, estime un parfait connaisseur :
« Ils ne peuvent pas aller ailleurs. Ils ne veulent pas se mélanger et aller dans d’autres boîtes africaines parisiennes, comme le Titan [située avenue de Clichy, dans le XVIIe arrondissement, ndlr]. Au “Keur”, on les connaît et on les reçoit avec déférence. Ils aiment être reconnus. Or s’ils vont ailleurs, il faut une visite préparatoire ».