Ibrahima, 47 ans, est guide touristique à Dar El Salam, une petite ville située près de Tambacounda, dans l’Est du Sénégal. Il gagne mensuellement 250 000 francs CFA (381 euros). Septième volet de notre série sur l’argent des Africains. Comment ils le gagnent ? Comment ils le dépensent ? Vous saurez tout.
“Depuis tout petit, je n’ai jamais aimé rester les bras croisés.”
Ibrahima est un hyperactif. Né à Dar El Salam, une petite bourgade située aux portes du Niokolo Koba, le grand parc naturel de l’Est du Sénégal, celui que tout le monde surnomme Ibou a d’abord travaillé dans l’agriculture pour financer son rêve : partir en Europe. C’est avec un peu d’amertume dans la voix qu’il lâche : “Mais ma mère n’a pas voulu que je parte à l’aventure. Elle souhaitait que je l’aide ici jusqu’à la fin de sa vie.”
Finalement, son amour de la nature et son attachement à sa localité ont eu raison de son tempérament de tête brûlée. En 1994, suite au décès de sa mère et poussé par l’un des gardiens du parc, Ibrahima se décide a passer un concours pour obtenir la certification du ministère du Tourisme. Âgé aujourd’hui de 47 ans, ce père de six enfants se démène pour leur assurer un avenir en construisant “de ses propres mains” un campement écotouristique.
Salaire mensuel : 250 000 francs CFA (381 euros)
Pendant un ou plusieurs jours d’affilée, Ibrahima arpente le Sénégal oriental avec des touristes confiés par des agences de voyage pour un revenu mensuel moyen d’environ 230 euros. Bémol : il est payé en commission.
“S’il n’y a pas de touristes, c’est vraiment difficile. Comme cette année. La proximité avec le Mali et Ebola ont fait fuir les gens”, confie-t-il.
Pour compléter ces revenus incertains, Ibrahima a ouvert une boutique avec un « coin cafétéria”.
“Il n’y avait rien dans le village pour les touristes. Il fallait faire une heure de route et repartir à Tambacounda pour avoir une boisson fraîche et manger un plat.”
Il a mené le projet à son terme grâce à l’aide d’un couple d’amis français. Leur contribution lui a permis de construire un local à côté de chez lui, mais aussi d’acquérir deux panneaux solaires pour alimenter un réfrigérateur en électricité. “En deux jours, ça a marché. Ils ont pu boire un coca frais avant de repartir !” La vente quotidienne d’épices, de boissons et d’autres articles lui rapporte aujourd’hui environ 150 euros par mois. Plutôt un bon complément de revenus dans un pays où le salaire moyen s’élève à 107 euros par mois (chiffres Banque mondiale 2014).
Pour investir, Ibou construit des cases pour un coût de 25 euros par mois
“En ce moment, je n’ai plus rien à faire. J’attends que les touristes arrivent. Mais je n’aime pas rester sur ma chaise à boire l’ataya (thé traditionnel)”, soupire le guide.
Pour s’occuper, Ibou a donc décidé de construire un campement écotouristique dans son jardin. Une idée qui a germé lors de ses nombreux voyages en tant que guide au Mali, en Guinée et en Gambie.
Il se compare volontiers à un “Pouss Tak” : “Je suis comme les vieilles voitures que l’on pousse pour démarrer. Une fois le moteur en marche, il ne faut plus les arrêter”, rigole-t-il ! Grâce aux bénéfices de sa boutique, il arrive à épargner environ 25 euros par mois pour acheter le matériel nécessaire à la construction du campement. Il a déjà fabriqué quatre cases. Une cinquième est en cours de construction.
École des enfants : 90 euros
“C’est pour l’avenir de mes enfants que je construis le campement. Je veux leur montrer qu’on peut vivre correctement en campagne”, confie Ibou.
Il consacre une part conséquente de son budget à l’éducation des petits. Deux de ses enfants sont inscrits au collège de Tambacounda, la ville voisine. Budget : 76 euros par mois. “Il restent six mois à l’école sans rentrer au village, car je n’ai pas les moyens de les faire revenir. » Le trajet en bus pour les deux garçons coûte 3,80 euros. Trop cher. « S’il veulent vraiment venir nous voir, il le font en vélo.”
Ses quatre autres enfants vont à l’école primaire du village. L’inscription et les fournitures s’élèvent à 15 euros. “J’aide également les enfants de mon frère, car j’ai un meilleur salaire que lui”, détaille Ibou.
Alimentation : 198 euros
Avec 198 euros par mois, l’alimentation figure au premier poste de ses dépenses. Pour cause : Ibrahima vit avec ses deux frères et sa soeur, eux-mêmes mariés avec enfants. Au total, il a 26 bouches à nourrir chaque jour.
“On achète un sac de 25 kilos de riz pour cuisiner du mafé ou du tiep bou dienne le midi, et le soir, on fait de la bouillie avec les restes et le mil. Ici, on ne gaspille pas comme en ville.”
Les produits locaux permettent également à la famille de faire des économies : confitures, bissap et pain de singe…
Électricité et eau : 7,50 euros
Avec la récente installation de panneaux solaires, Ibou ne dépense plus un centime en électricité. En revanche, il n’y a pas d’eau courante à Dar El Salam. Faute de temps pour le faire lui-même, ce sont les filles du village qui lui portent l’eau cherchée au puits pour 7,50 euros par mois. “Il faut créer de l’emploi pour que les jeunes restent au village”, justifie le guide.
Communications : 20 euros
Pour son travail, Ibrahima reste connecté, seul moyen pour lui de recevoir ses réservations. Le guide ironise : Dar El Salam n’est pas encore le village 2.0 dont il rêve ! Il se déplace donc deux fois par semaine à Dialakoto, à quelques kilomètres, où se trouve le seul cybercafé de la région, tenu par son ami d’enfance. Il débourse 1,50 euros pour la connexion à internet, “un prix d’ami” selon lui, et 3,80 euros pour le trajet en bus aller-retour. “C’est obligatoire pour faire marcher mes affaires. Sans cela, je serai mort.” Il consacre également 15 euros par mois à son téléphone, comprenant une recharge d’unités pour pouvoir appeler ses clients mais aussi au changement, tous les trois mois, de sa batterie qui ne résiste pas à la chaleur.
Épargne : un peu plus de 20 euros
Même si “les fins de mois sont limite-limite”, reconnaît-il avec humour, Ibrahima épargne tout de même un peu plus de 20 euros mensuellement. Un petit pécule qui lui permet de subvenir aux besoins de sa famille lorsqu’il y a “des mois sans touristes” ou en cas de problèmes de santé.
“Si quelqu’un est malade, on est obligé de l’emmener à Tambacounda ou à Dialakoto, au dispensaire. C’est un budget pour le déplacement et les soins.”
Aide aux voisins : 20 euros
Ibrahima s’autorise très peu de dépenses exceptionnelles : “Il y a dix ans j’aimais bien être correctement habillé. Maintenant je m’en fiche. Chaque année, je dois m’acheter quelques nouvelles chemises pour mon travail. C’est tout.”
Il préfère consacrer l’argent qui lui reste à ses enfants. “Ils adorent les biscreams et les t-shirts de foot.”
À Dar El Salam, l’entraide entre voisins fait également partie du quotidien.
“Si mon voisin n’a rien à manger, je lui file un coup de main. Le remboursement se fait en nature.”
Avec sa cinquième case actuellement en construction, les emprunteurs l’aident pour le tressage de la paille pour le toit, un travail fastidieux toujours plus agréable à faire à plusieurs.
Son hyperactivité ne s’arrête pas là. Ibrahima a encore des projets pour rendre son village plus attractif. Mais ses enfants n’ont pour le moment pas l’intention de faire perdurer l’exploitation touristique. Ils désirent prendre le large pour gagner l’Europe. “C’est comme un retour de bâton, j’ai l’impression de me voir lorsque j’étais jeune”, déclare le guide. Il ajoute :
“Je ne veux pas que mes enfants soient des sacrifiés de la pirogue. Je veux à tout prix leur montrer qu’on peut faire des choses ici, à Dar El Salam. C’est mon plus grand défi aujourd’hui.”
Jeune Afrique