Avec une grande rigueur documentaire, Moussa Touré filme l’odyssée de femmes et d’hommes partis du Sénégal et déterminés à rejoindre l’Europe
Si Nicolas Sarkozy avait regardé le film La Pirogue, sorti sur grand écran fin 2012, il n’aurait probablement pas comparé l’afflux de migrants sur les côtes européennes à une immense fuite d’eau, comme il l’a fait jeudi 18 juin, à L’Isle-Adam (Val-d’Oise), devant des militants amusés. L’occasion lui est donnée – ainsi qu’à ceux qui sont amenés à s’exprimer sur le sujet – de découvrir l’œuvre du cinéaste sénégalais Moussa Touré. Le film raconte l’exil d’une trentaine de personnes à bord d’une embarcation sénégalaise baptisée Goor Fitt (« qui n’a peur de rien », en wolof).
Ces candidats au départ ne fuient pas la guerre ou un régime dictatorial, comme les centaines de milliers de Syriens, de Libyens et d’Erythréens qui frappent actuellement aux portes de l’Europe. Ils veulent tourner le dos à « une vie de misère où il n’y a aucun avenir », « à un pays où tu as dix chances sur dix de rater ta vie », comme le disent certains. Ils sont prêts à prendre tous les risques.
Huis clos suffocant
Dans la frêle barcasse qui remonte les côtes africaines vers les Canaries, porte d’entrée sur la route de l’Union européenne, s’entassent des Sénégalais et des Guinéens. Ils sont de tous âges, ne parlent pas la même langue et certains n’ont jamais vu la mer. Ils forment une communauté de destins réunis par la recherche d’un eldorado inaccessible.
Le film, tourné avec la rigueur d’un documentaire, plonge le spectateur dans un huis clos suffocant. Obligés de rester à fond de cale dans leur pirogue, les migrants n’ont aucun horizon. Ils subissent la faim, la peur, la promiscuité et s’accrochent – l’un d’eux va sombrer dans la démence et sera attaché et bâillonné – à un coin de ciel comme à leurs rêves : devenir footballeur, musicien, avoir de l’argent facile ou acheter une prothèse de jambe en Espagne.
Si personne n’ignore les conditions difficiles que rencontrent les migrants dans leur trajet vers l’Europe, le film de Moussa Touré permet d’en prendre la mesure. La caméra, placée au plus près des personnages, parvient ainsi à faire sentir le soleil qui tabasse les têtes, l’angoisse qui monte à l’arrivée d’un orage ou le désespoir qui surgit quand le moteur du bateau finit par rendre l’âme.
Derrière les chiffres, des visages et des vies
Bien rythmé, le scénario soulève plusieurs dilemmes chez les migrants. Ils parviennent à déranger et à interpeller le spectateur : aurais-je brûlé mes papiers pour ne pas que les autorités connaissent mon pays d’origine, ou les aurais-je gardés sur moi pour être enterré dans mon pays si je meurs ? Aurais-je accepté d’autres naufragés dans mon embarcation déjà pleine ou aurais-je laissé mes compagnons de misère se noyer ? La réponse est complexe, car à bord du Goor fitt, véritable radeau de La Méduse du XXIe siècle, la mort rôde en permanence. Chaque vague de l’océan apporte son lot de menaces et d’incertitudes.
Ce film vaut d’être vu car il permet, sans jamais s’appesantir, de mettre des visages et des vies derrière les chiffres publiés par les rapports officiels européens. Après l’avoir regardé, on ne peut plus ignorer que derrière les statistiques il y a un homme (ou une femme) qui a tiré un trait sur une partie de son passé, qui a dit au revoir à ses parents, à ses enfants. On ne peut pas continuer d’ignorer que ceux qui arrivent aux portes de l’Europe sont bien souvent des survivants.
La Pirogue, de Moussa Touré. Avec Souleymane Seye Ndiaye (Fr. – Sénégal, 2012, 85 min).