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1983 : Senghor, un « Blanc peint en noir » à l’Académie française ?

1983 : Senghor, un « Blanc peint en noir » à l’Académie française ?

C’est grâce à son ami et ministre Maurice Druon, académicien qui sensibilisa ses confrères, que Senghor put être le premier écrivain africain à siéger à l’Académie française, à l’âge de 77 ans.

Fait peu anodin : il y fut élu le 2 juin 1983, il y a 35 ans, aux côtés de l’ethnologue et homme politique Jacques Soustelle, représentant de l’Algérie française : « On ne peut imaginer hommes plus différents, susceptibles de communier pleinement au niveau de la véritable culture. En les assemblant, l’Académie retrouve une inspiration »humaniste » qu’on ne lui connaissait plus. Elle enregistre en quelque sorte, la réconciliation de l’Afrique et de l’Europe et la cicatrisation des vieilles plaies », analysait Le Nouveau journal le 4 juin 1983.

Tandis que Senghor lui-même clamait dans son discours de réception dans la prestigieuse institution en 1984 :

C’est en ce dernier quart du XXe siècle que s’édifie, malgré les tensions, les haines et les guerres, cette Civilisation de l’Universel que Pierre Teilhard de Chardin, un Français, annonçait pour l’aube du troisième millénaire. Aujourd’hui, chaque continent, chaque région, voire chaque nation y apporte sa contribution, irremplaçable.

Président de la République du Sénégal de 1960 à 1980, ami de Pompidou, le poète était un ardent promoteur de la francophonie depuis les années 1960. Dans la revue Esprit, il écrivait ainsi en 1962 : « La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral qui se tisse autour de la terre ».

Le poète vu par la jeunesse sénégalaise : « Senghor le toubab, Senghor le blanc, le Noir peint en blanc, le Blanc peint en noir… »
Mais son entrée à l’Académie française ne suscite pas d’engouement particulier à Dakar, à en croire Le Monde du 6 juin 1983 :

Le fait que le premier Noir devenu « immortel » soit un Sénégalais remplit de satisfaction les intellectuels et l’élite politique du Sénégal. […] L’homme de la rue, en revanche, saisit difficilement la portée de l’événement, d’autant plus qu’en général son français est encore hésitant, sinon embryonnaire. Les qualités littéraires et poétiques du « chantre de la négritude » ne sont guère perçues par ceux qui vivent effectivement les réalités quotidiennes de l’homme noir.

En fait, cette élection fait même l’effet d’une gifle à nombre de Sénégalais, indignés par le fait que le poète ait demandé la nationalité française pour y accéder. C’est ce dont témoignait l’écrivain franco-djiboutien Abdourahman Waberi dans l’émission Travaux publics sur France Culture, en janvier 2006 :

C’est une affaire de générations : Senghor passe le témoin à Abdou Diouf en 1981, à un moment où les personnes nées en 1960 ont 21 ans, atteignent la maturité. Aujourd’hui les jeunes Sénégalais que l’on retrouve dans les banlieues de Dakar, de Thiès, n’ont pas connu l’ère Senghor.

Et c’est aussi ces jeunes Sénégalais qui ont constitué le ferment de l’élection de Wade [Abdoulaye Wade, président du Sénégal de 2000 à 2012, NDR] : on se rappelle de la façon dont Wade a incité les jeunes de cette génération née en 1980 à voter. Ce sont ces jeunes, et notamment les jeunes rappeurs qui soutiennent notamment Wade, qui ont un regard extrêmement critique sur Senghor : Senghor le toubab, Senghor le Blanc, le Noir peint en blanc, le Blanc peint en noir…

Même si Abdourahman Waberi soulignait aussi qu’à l’inverse, les Sénégalais plus âgés étaient extrêmement déçus par la présidence de Wade, par le Sopi, le changement, l’alternance : « Et donc aujourd’hui, cinq ans après l’élection de Wade, il y a une espèce de nostalgie Senghor qui renaît au Sénégal. »

Dans cette même émission, le reporter Raphaël Krafft abondait dans le sens d’Abdourahman Waberi, soulignant que la jeunesse sénégalaise désavouait Senghor, et ce malgré ses écrits engagés à propos des tirailleurs sénégalais (« On fleurit les tombes, on réchauffe le Soldat Inconnu. Vous, mes frères obscurs, personne ne vous nomme »).

Car les tirailleurs sénégalais, appelées par Senghor « les Dogues noirs de l’Empire », sont toujours restés fidèles à l’Empire colonial. Et pour le poète, qui fit lui-même partie des tirailleurs, la colonisation était un « mal nécessaire. » Une position plus qu’ambiguë, mise en exergue par la commémoration du massacre de Thiaroye à partir de 2004, au Sénégal : en 1944, dans ce petit village de la banlieue de Dakar, plusieurs dizaines de tirailleurs sénégalais furent fusillés par les troupes coloniales pour avoir manifesté pour le paiement d’indemnités qui leur étaient dues :

Ce que les rappeurs retiennent beaucoup de Senghor ce sont ses écrits sur les tirailleurs sénégalais, lui même ayant été tirailleur sénégalais ; c’est la réhabilitation de la tragédie de Thiaroye par le président Wade. Et lorsqu’on va dans les banlieues de Dakar, je crois que les jeunes de cette génération ne voient pas en Senghor le père fondateur de la nation, mais celui qui a vendu leur nation à la France, qui a été l’artisan de la francophonie, son défenseur ardent. Il y a un véritable trou générationnel entre cette génération et celle qui a connu la présidence de Senghor.

Chantre de la négritude… et des « valeurs fécondantes de la civilisation française »
Senghor, considéré comme une figure ambivalente donc… Pour le journaliste et politologue Jean-Michel Djian, lui aussi invité à Travaux publics, le poète était souvent perçu comme une sorte de « Machiavel noir », élu par le peuple paysan mais ayant choisi de diviser le pays pour mieux régner : « Il savait jouer de ses trois facettes, celle du poète, de l’homme politique, et du lettré, du grammairien. Et c’était une manière aussi de fédérer des publics de façons très différentes. »

En témoignent d’ailleurs ces propos ambigus, qu’il a tenus au moment de son entrée à l’Académie française. Senghor y revendiquait d’avoir été fidèle à son combat pour la négritude, tout en estimant que cette dernière était tributaire d’un « métissage », d’une « assimilation » des « valeurs fécondantes de la civilisation française » :

Nous avons commencé à revendiquer passionnément notre identité nègre, et je peux le dire maintenant, nous étions même racistes. J’avais commencé par être déchiré par ce double courant qui m’entraînait vers les valeurs du monde noir et me retenait dans les valeurs européennes et françaises en général. Aujourd’hui, je ne me sens pas du tout déchiré, mais j’ai dû vivre une passion au sens étymologique du mot. Nous avions commencé par revendiquer notre négritude avec passion, mais il y a eu la guerre, le nazisme. J’ai été prisonnier pendant deux ans, et je me suis mis à relire les Grecs, à méditer sur le miracle grec, et j’ai fini par découvrir que le miracle du métissage culturel, ce sont les grecs qui pendant plus de mille ans ont fait les plus grands éloges des nègres africains. Et c’est pourquoi à la négritude ghetto nous avons peu à peu substitué la négritude enracinement mais ouverture, et nous avons pensé que pour nous réaliser, réaliser l’Evangile que nous prêchons, pour employer une formule de Sartre, il nous fallait être des métisses nous même et assimiler les valeurs fécondantes de la civilisation européennes en général, et françaises en particulier.”

Hélène Combis-Schlumberger

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